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Yourcenar, Eros, Philia et Agapé, l'amour de Dieu ...

Abstract: La beauté terrible de Philia nous fait croire erronément que c'est cela l'amour de Dieu... L'art envenime la confusion...

Dans "L'Oeuvre au Noir", un livre magnifique de Marguerite Yourcenar, il y a une petite histoire d'amour qui nous parle aussi de Dieu... Capturé par la beauté de ce texte, le coeur du coeur d'un Chrétien risque de ne pas remarquer que l'amour décrit n'est pas l'Amour chrétien. Pour mettre la joie en accord avec le bon sens et l'instinct, ce que Jésus nous propose va bien plus loin que cette formule-là de l'amour...

(Je résume ci-dessous l'histoire, mais vous pouvez écouter le texte original lu par Guillaume Gallienne en cliquant ci-dessous. Cette somptueuse lecture a été radiodiffusée par 'France Inter' en 2013 dans l'émission "Ca ne peut pas faire de mal".

Dans la Flandre d'un Moyen Âge finissant, une jeune fille de bonne famille tombe enceinte des oeuvres d'un voyageur qu'elle aime. Le voyageur retournera en son Italie natale pour de futiles raisons sans savoir que la fille était enceinte. Il ne reviendra jamais... Banalité de la bâtardise...

La fille-mère est très bien traitée et entretenue par son frère, un homme d'affaires, qui peut même lui arranger un mariage de complaisance pour normaliser la situation. Elle refuse parce qu'elle aime encore le père disparu de son enfant.

Arrive alors un homme mûr, riche et honnête de Zélande qui est bouleversé par cette jeune fille mélancolique ou par la mélancolie de cette jeune fille. Par une indiscrétion du frère protecteur, son ami, il finit par savoir la cause de sa tristesse. Il est certainement déjà amoureux de la petite, mais pour l'heure il ne lui offre que quelques mots intelligents pour la sortir de sa torpeur...

Yourcenar déploie ici la plus belle part de son génie littéraire...

L'homme mûr 'craint Dieu' comme on disait à cette époque, et c'est au nom de ce Dieu vénéré qu'il essaye de faire comprendre à la fille ce que le Très Haut aime dans nos amours même lorsqu'elles ne sont pas cautionnées par nos lois. Qu'elle sache au moins que Dieu, certainement, a aimé aussi sa passion. Elle-même, en ayant aimé, s'est rendue aimable, et en perdurant dans cet amour, continue de l'être...

"...Un jour, Dieu effacera du coeur des hommes toutes les lois qui ne sont pas d'amour..." avait-il commencé par dire.

La fille n'a pas compris tout de suite, nous dit Yourcenar, et il dut préciser son propos pour qu'enfin elle entendit...

"...Un jour, Dieu n'acceptera d'autre Baptême que celui de l'Esprit ou d'autre Sacrement du Mariage que celui que consomme tendrement les corps..."

Le Zélandais lui parle alors d'un souffle d'une sincérité nouvelle qui caresse le monde, du mensonge de toute loi compliquant l'oeuvre de Dieu, de l'approche d'un temps où la simplicité d'aimer serait égale à la simplicité de croire... Parlant de celui qui l'avait abandonnée, cet homme mûr disait à la jeune fille: "votre époux", alors qu'habituellement son entourage se taisait, ricanait ou blâmait...

La suite du texte peut faire pleurer tant il est beau et sensible: il montre comment par le respect, la pudeur, la lenteur et l'intelligence, l'homme mûr va entraîner la jeune fille vers un nouvel amour beaucoup plus prometteur. Elle acceptera de l'épouser...

Le chrétien comme n'importe qui sera d'abord séduit par la manière qu'a ce Zélandais de gérer sa passion amoureuse. Je pense évidemment que dans cette stratégie de séduction, ce qu'il dit de Dieu est vrai... Pourtant il est impérieux de faire entendre que ce qui est mis en valeur ici, ce n'est pas l'Amour chrétien, cet "Agapé" dont la pensée contemporaine fait si grand cas (Nygren d'abord, puis Comte Sponville, Benoît XVI, et leurs descendants). Jésus-Christ nous invite plus haut. Cet amour-ci qui, présenté par Yourcenar, néglige la loi et vaut bien le sacrement du mariage, c'est encore de l'amour qui déborde de la besace d'Éros. Au mieux, c'est l'amour que l'on associe aujourd'hui au mot 'Philia': l'amitié de Montaigne, l'amour et la compassion que l'on éprouve pour les enfants, l'amour du parent pour sa progéniture, l'amour qui unit les époux... voire la tendresse que certains peuvent éprouver pour leur chien et vice-versa. Je ne dis pas que ce genre d'amours n'est qu'égoïsme ni qu'il n'est qu'un troc de faveurs, qu'un commerce de plaisirs... Non, ces amours-là sont le plus souvent, comme Agapé, riches de gratuités. Mais Agapé, l'Amour évangélique, n'est pas électif. Agapé est beaucoup moins 'naturel'...

Que je me fasse bien comprendre: tout cela ne signifie évidemment pas qu'Agapé est la seule forme de l'amour promue par le Christianisme, ni même qu'il soit requis pour valider le sacrement du mariage. Pour ce sacrement, si Éros ne suffit pas, Philia suffit.

Cet amour 'que consomment tendrement les corps' via la sexualité, la tendresse ou simplement la proximité , cet amour qui pour Dieu, même lorsqu'il est illicite, prévaut sur les lois, reste un amour terriblement sélectif et c'est en cela qu'il est un amour banal. Je l'aime, parce que..., parce que..., parce que c'est lui ou parce que c'est elle, et parce que je suis moi. Je l'aime parce que c'est moi qui l'ai mis au monde, parce qu'il est le sujet de mon coup de foudre, parce qu'il est beau ou gentil ou attentionné ou charmeur ou fragile et tendre, etc. L'amour du Zélandais, L'amour que cette jeune fille a éprouvé pour le père de son enfant et l'amour qu'elle donnera bientôt au Zélandais, ce sont probablement des amours de cet ordre. Ils restent donc encore et toujours des amours terriblement limités. Le Zélandais aime la fille parce qu'elle est une fille, parce qu'elle souffre d'une mélancolie touchante, parce qu'elle est belle peut-être?... Et elle, elle finira par aimer le Zélandais parce qu'il lui rend une dignité, parce qu'il pense au-delà des préjugés sociaux, parce qu'il aime Dieu avec intelligence, parce qu'il n'a pas peur du temps, parce que..., parce que...

Jésus, au cours de ses prêches, a ressenti au moins une fois la nécessité d'ironiser sur cette forme d'amour tant chantée par les artistes, par les libertins et par une certaine éthique de la transparence. Cette ironie évangélique n'est pas prononcée dans le cadre d'un contexte étroit puisqu'elle est donnée au monde au chapitre cinq de Matthieu (chapitre six chez Luc), dans ce passage évangélique très 'généraliste', aussi appelé le 'Discours sur la Montagne' , après les Béatitudes:

" ...En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous? Les péagers aussi n'en font–ils pas autant? Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d'extraordinaire? Les païens aussi, eux-mêmes, n'en font-ils pas autant?... " (Mt5,46-47 - traduction "Colombe" )

Autres traductions TOB - Semeur - Jérusalem - Colombe - Segond - Chouraki - Osty - Deiss - yyy - zzz

"...Si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? Les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment. Si vous faites du bien à ceux qui vous font du bien, quel gré vous en saura-t-on ? Les pécheurs aussi en font autant. Et si vous prêtez à ceux de qui vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? Les pécheurs aussi prêtent aux pécheurs, afin de recevoir l'équivalent..." (Lc6,32-34 - traduction "Colombe")

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Il ne suffit pas de travailler à se faire aimer et d'aimer adroitement ou délicatement, il s'agit d'aimer inconditionnellement. Or l'inconditionnallité, et même la grauité, dans ce texte, sont des mirages. On imagine mal que ce Zélandais puisse aimer avec la même intensité, la même patience, la même ferveur le vieillard qui dort dans la pièce d'à côté ou le galopin qui vient de frapper à la porte pour mendier son pain. L'amour n'est inconditionnel que s'il n'obéit pas à un "parce que". L'Amour inconditionnel appartient à un autre état d'esprit. Il appartient à la sphère de la simple gentillesse, à la sphère d'un sourire donné à un inconnu, qui serait livré sans hésitation, sans choix préalable par simple besoin de l'âme et vis-à-vis de n'importe qui, indépendamment de sa fortune, de sa beauté, de son âge, de son sexe, de sa qualité intellectuelle, de sa moralité, de son passé, de sa famille, de sa race...

Il n'est pas nécessaire d'être un savant pour savoir que la nature nous a pourvu (pour des raisons évidentes et renforcées par les effets de la sélection naturelle), d'une sympathie spontanée pour les enfants, nos parents, les personnes du sexe attirant... C'est le travail du dieu de la vie, Éros, qui fait de la relation un calcul d'intérêt pour pérenniser l'espèce. L'amour né de cet instinct naturel met à part, sépare, filtre. Le méchant imbécile qui est en prison, le vieillard incontinent qui survit vaguement dans son linge sale, le mendiant impoli qui pue sous le pont, l'étranger qui fait peur et tant d'autres encore sont écartés parce que notre intérêt n'est pas dans la balance. Il n'est donc pas encore question d'Agapé, de l'Amour chrétien avec un grand "A"... Il n'y a d'ailleurs probablement pas encore de vertu à faire valoir dans toutes ces affinités électives. D'une manière ou l'autre, on est dans un troc, même et surtout lorsqu'il ne ne s'agit que de s'acquitter de ses devoirs professionnels. La vertu commencera, éventuellement, plus tard, lorsque l'instinct devra être dominé pour pérenniser l'affinité naturelle du départ, lorsqu'un nouveau calcul nous indique qu'on commence à y perdre.

Mais même s'il y a vertu, même s'il y a effort de pérennisation, cet amour n'en reste pas moins un amour de rang inférieur et il n'a rien de spécifiquement chrétien à faire valoir. Certes, il est admirable celui qui continue de prendre soin de son épouse alors qu'elle souffre maintenant d'Alzheimer ou celle qui continue de prendre soin, comme si elle l'aimait, de cet alcoolique violent autrefois charmeur et gentil. Mais ces amours-là, quoique enrichies maintenant de vertus, sont encore et toujours sélectives. Certes, Éros a laissé sa place à Philia, mais la sphère d'Agapé n'a pas encore été atteinte.

Que cette ironie du Christ vis-à-vis des amours instinctives ne nous fasse pas croire qu'Il méprise l'amour des amis, l'amour conjugal et les autres amours qui sélectionnent. Jésus est carrément intransigeant vis-à-vis de notre devoir de fidélité dans le mariage par exemple... En fait, l'ironie de Jésus pointe non pas sur cet amour, mais sur sa dimension vertueuse qu'on lui attribue beaucoup trop facilement alors qu'il n'y a de véritable vertu que dans la résistance contre une tentation contraire. Il ne s'agit pas seulement de reconnaître qu'il n'y a aucune vertu dans le fait de bichonner son partenaire aimable et aimé, il s'agit aussi d'admettre par exemple qu'une personne normalement constituée et psychologiquement équilibrée éprouve du plaisir à prendre soin d'un enfant malheureux. Or le grand cinéma médiatique laisse parfois croire que c'est charité que d'aller offrir ses tendresses aux bébés atteints du SIDA, aux petits cancéreux, aux enfants des rues... Là où il y a plaisir, parlons plutôt de loisir, ...parlons du dieu Éros donc. Éventuellement parlons de vertus et de Philia si ce plaisir nous entraîne dans des responsabilités et des charges moins agréables. Mais les Amours et les vertus spécifiquement chrétiennes ne sont pas initiées dans ces plaisirs que l'on se donne à faible coût... Qui aime nettoyer le vieillard incontinent et inconnu? Qui aime laver le vomi d'un malade méchant au dortoir de l'assistance publique?... Il faut pourtant bien que ces travaux-là se fassent aussi. C'est là, dans cette forme improbable, surnaturelle, de l'Amour, que commence la sphère d'Agapé. En ce territoire-là, les joies sont paradoxales et tiennent lieux de plaisirs. Elles sont des grâces offertes par Dieu et acceptées...

Dans le texte de Marguerite Yourcenar, cette jeune fille était peut-être vertueuse parce qu'elle continuait d'être fidèle au père absent de son enfant, mais c'est peu probable. Elle continuait plutôt de servir son amour naturel, comme on continue de manger trop alors que l'on est obèse. Le Zélandais qui ne va finalement prendre cette jeune fille pour épouse qu'après la confirmation du décès de l'Italien a été un peu plus clairement vertueux puisqu'il a donné au cours des choses tous les délais nécessaires; la sensibilité de la jeune fille et même les lois de l'éthique en cours ont été respectées. Oui, il est vertueux cet homme, mais c'est sa patience qui fut vertueuse, pas l'amour que cette patience servait...

 

paul yves wery - Chiangmai - Mai 2013

 

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