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Lucien Deiss ...extraits de ses réflexions sur l'Evangile de Jn

(...) La piété populaire rêvait parfois d'un Évangéliste - l'apôtre saint Jean - pieusement installé à son écritoire et rédigeant son Évangile spirituel directement sous la dictée de l'Esprit Saint. L'analyse critique du texte évangélique a, depuis longtemps, réduit en cendres cette image. Le texte s'est constitué progressivement et a subi au cours de sa composition de nombreuses modifications. Ces retouches ont laissé de nombreuses cicatrices :

  • En 1 29-34, Jean Baptiste reconnaît en Jésus l'Agneau de Dieu. Mais en 3 26-30, les disciples du Baptiste semblent avoir oublié les paroles de leur Maître.
  • En 2 11, le miracle de Cana est donné comme le premier des signes opérés par Jésus. En 2 23, il est dit que Jésus opéra de nombreux signes à Jérusalem; mais en 4 54, la guérison du fils du fonctionnaire royal est donnée comme le second signe.
  • Qui parle en 3 31-36? Selon le texte, Jean Baptiste. Mais ces paroles étonnent dans la bouche de Jean Baptiste qui enverra à Jésus une délégation lui demander: «Es-tu celui qui doit venir?» (Mt 11 3). Ces paroles sont-elles de Jésus? Ou sont-elles des réflexions de l'Évangéliste, insérées dans le texte évangélique?
  • En 12 36, Jésus parle de se cacher; mais en 12 44­50, il parle en public.
  • En 13 36, Pierre demande à Jésus où il s'en allait; mais en 16 5, Jésus affirme que personne ne le lui a demandé.
  • En 14 1-4, Jésus affirme qu'il va préparer aux siens une place dans la maison du Père; mais en 14 4-6, Thomas lui demande où il s'en va.
  • En 16 27, Jésus atteste que ses disciples ont cru qu'il était sorti d'auprès de Dieu; mais en 16 31, il met en doute leur foi.
  • En 14 31, Jésus donne le signal du départ à la fin du dernier repas d'adieu; mais le texte enchaîne ensuite sur trois chapitres de discours, et le départ ne semble intervenir qu'en 18 1.
  • En 19 18, ce sont les juifs qui crucifient Jésus mais en 19 23, ce sont les soldats.
  • Une première conclusion de l'Evangile se lit en 20 21, une seconde en 21 24-25

Dans tous les cas, il s'agit manifestement d'insertions dans le texte primitif, relevant différents niveaux rédactionnels.

Parfois on relève des altérations et des déplacements de textes qui embrouillent le bon déroulement du récit. Ainsi en 2 23, Jésus se trouve à Jérusalem, donc en Judée; suit l'entretien avec Nicodème; et à la suite de cet entretien, en 3 22, il est dit que «Jésus vint avec ses disciples au pays de Judée». Visiblement, le texte est mal soudé.

Certaines de ces additions sont de simples gloses explicatives. Ainsi en 3 22 et 4 1, il est affirmé que Jésus baptisait lui-même, mais l'addition de 4 2 précise que ce n'était pas Jésus, mais les disciples qui baptisaient. En 7 22, Jésus affirme que Moïse a donné la circoncision; mais la glose précise immédiatement qu'elle vient des patriarches. En 11 13, il est expliqué que le «sommeil» de Lazare dont parlait Jésus signifiait en réalité sa mort.

Certaines gloses sont facilement repérables grâce au procédé que l'exégèse allemande appelle Wiederaufnahme, ou reprise. Soit un texte A-B. Un interpolateur insère une glose après A. Mais cette glose, si elle explique bien A, rompt le lien avec B. Pour rétablir ce lien, le glossateur reprend donc A après la glose, ce qui donne le texte: A, Glose, reprise A, B. Ainsi dans la scène du jugement où Pilate interroge Jésus sur sa royauté, la glose explique que la royauté de Jésus n'est pas de ce monde. Glose et reprise sont particulièrement évidentes si on compare le texte de Jn avec celui de Mc:

Mc 15 2, 303

Jn 18 33, 378

Et Pilate l'interrogea :

33 (Pilate) lui dit :

«Tu es le Roi des

Juifs?»

«Tu es le Roi des Juifs?»

(Glose)

La royauté de Jésus n'est pas de ce monde, 18 34-36.

(Reprise)

37 Pilate donc lui dit : «Donc tu es roi?»

Or Jésus dit : «Tu (le) dis.»

Jésus répondit : «Tu (le) dis.»

Parfois la glose peut être particulièrement importante. Dans l'épisode de la Samaritaine, l'intervention des disciples, 4 31-38 (préparée par les versets 8 et 27) fut introduite dans une source plus ancienne.

Patiemment, comme des archéologues fouillant un tell, les exégètes ont investi le tell johannique et ont découvert différentes strates. Même si leurs conclusions ne sont pas identiques en tous points, tous admettent cependant que le texte actuel contient des insertions, des additions, des répétitions. On songe à un Évangile de base (Grundevangelium) qui s'est enrichi progressivement de logia authentiques de Jésus, de méditations et d'explications de la communauté primitive. R. Bultmann songe à un recueil de signes (Semeiaquelle) et à un ensemble de discours de révélation (Offenbah­rungsreden) s'enchaînant sur un récit Passion-Résurrection. La distinction entre signes et discours de révélation est précieuse, mais l'existence d'une source de signes (Semeiaquelle) et d'un recueil de discours (Offenbahrungs­reden) ne peut être vérifiée dans le texte actuel, tellement les séquences johanniques s'entrelacent et se mélangent comme deux fleuves qui confluent. R. Schnackenburg, 1965 (op. cit., p. 48) propose trois niveaux (Schichte) dans la rédaction de l'Evangile. R. Brown, 1966, (op. cit., p. XXXIV-XXXIX), propose cinq étapes (stages). M.- E. Boismard et A. Lamouille, 1977, en suggèrent quatre, et X. Léon-Dufour, 1988, pareillement quatre. La difficulté d'arriver à un consensus témoigne de la complexité du problème.

Le moins qu'on puisse affirmer est ceci :

- Au départ, un témoin oculaire est à l'origine d'un Évangile de base, ou du moins de certains récits.

- A la fin intervient un rédacteur, celui qui parle en 21 24. Nous ignorons quelle fut la part qu'il prit dans la rédaction de l'ensemble de l'Évangile.

- Entre les deux, de nombreuses additions provenant de milieux divers ont complété l'oeuvre.

Tous souscriront facilement à cette affirmation de Schnackenburg: «Dans cette question difficile et enchevêtrée», la réponse que chacun peut y donner restera toujours «personnelle et discutable»...

 

Texte de Lucien Deiss puisé aux pages 355-356 dans sa très remarquable «Synopse des Evangiles» (Desclée de Brouwer -édition 2007-) dont je recommande l'achat à tous. nul ne peut être déçu!