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Version 1.2 - Aout 2018

La tendresse, la croix des contemplatifs...

Abstract: pouvoir se passer de tendresse...

 
Pour les fêtes de fin d'année, j'ai reçu d'un monsieur qui habite Bangkok un mail simple et neutre qu'il envoyait à toutes ses connaissances en guise de carte de voeux. Je réalisais alors que j'avais oublié de l'informer de l'engagement religieux que je prenais ces jours-là. Il a vaguement su que j'avais pensé me faire moine et puis que finalement j'avais changé d'avis. Nos conversations n'allaient jamais bien loin. Cet homme intelligent qui avait déjà reçu quelques gifles du destin me semblait de toute façon bien trop tracassé par la pérennité de son propre système de valeurs que pour pouvoir vraiment s'ouvrir à l'étrangeté d'une âme aussi lointaine que la mienne. Je l'informais donc sobrement de ma nouvelle vie et ajoutais quand même que j'étais redevenu un homme heureux.


Il m'a répondu par un laconique message. J'y relevais cette pointe d'ironie commune à tous ces hommes qui, pour agrémenter leur vie, ne cherchent plus qu'à répéter les plaisirs qu'ils ont déjà connu. Accablé par le patronage d'une famille, il me semble fondamentalement désabusé de tout. Il se réjouissait donc poliment de mon bonheur et ajoutait que c'était un incontestable privilège que d'être heureux dans un monde opprimé et ensanglanté de partout.


Sur le même ton, l'homme heureux a continué l'entretien en lui faisant remarquer qu'à bien y regarder, pour la toute grande majorité des hommes, ce n'est pas l'oeuvre des méchants et des tyrans qui rend malheureux. D'autre part, hélas, le malheur des autres n'affecte la joie que de quelques marginaux et laisser croire que notre tristesse vient de l'état du monde n'est le plus souvent qu'une sinistre mascarade. Même la pauvreté, après scrupuleuse analyse sur le terrain, ne me semble pas être une cause déterminante de la tristesse.


Enfin, pour étoffer l'état des lieux, avec cette pointe de cynisme que le ton de ce dialogue réclamait, j'ajoutais qu'en ce qui me concerne, j'allais bientôt admettre que mon bonheur était surtout et avant tout redevable au fait de pouvoir sans trop de dommage me passer de tendresse.


La répartie vint tout de suite: s'il en était ainsi, m'écrivait-il (cette fois sans ironie, mais avec peut-être une pointe d'incrédulité), j'étais vraiment sur le chemin de l'Éveil.

 

***

 

Je crois que derrière l'insupportable futilité de ce dialogue mondain et politiquement correct entre deux âmes écorchées, il n'y a rien de moins qu'une démystification du mal et le germe de la sagesse (qui n'est pas la sainteté). Pardonnez-moi l'orgueilleuse prétention d'une telle affirmation mais enfin, puis-je taire que la rareté de la vraie compassion est l'un des plus grands drames du monde, que la soif de tendresse est l'inavouable coeur sinon de l'égoïsme au moins de la tristesse des meilleurs d'entre nous, et que le peu de notre compassion gémit et se meurt sous les coups de cet égoïsme et de cette tristesse?


Ici la tendresse me manque tellement que l'obsession de son acquisition m'empêche de voir le malheur de tous ceux qui ne sont pas susceptibles d'en partager un peu avec moi. Je ressemble alors à ces jeunes et moins jeunes pucelles désoeuvrées et mal dans leur peau que l'on voit déambuler un peu partout dans nos sociétés opulentes. Elles sont totalement indifférentes au malheur du monde et ne cherchent qu'une chose : leur double pour fonder cette famille où la tendresse coulera comme les eaux des fleuves. Au diable ce peuple misérable qui vit en face du balcon ou aux confins de la terre! …Au mieux, pour feindre une certaine générosité, déguisée en dame patronnesse, cette âme souffrante fera la queue devant la porte du service de pédiatrie parce que là, une tendresse furtive se vole plus facilement qu'ailleurs. Au diable ce vieil inconnu qui pue et ne radote que des méchancetés à l'étage d'en dessous ! Sans tendresse en retour, je ne donne rien, je vends !


Dans une autre maison, c'est juste l'inverse ; la tendresse surabonde. Là, je me sens tellement bien que j'ai fait de la tendresse une passion jalouse ; je la séquestre ! J'interdis tout ce qui pourrait la mettre à l'épreuve. La quiétude et la perpétuation de ma bulle sont devenues les seuls buts de ma vie. Me voilà devenu l'un de ces misérables qui a bâti un mur autour du jardin. J'écarte les impudiques qui s'attaquent à l'ignorance et à l’isolationnisme de ma sphère. Je signe toutes les pétitions qui circulent pour réclamer des mesures sécuritaires plus strictes. J'exige l'incarcération préventive de tous ceux qui sont susceptibles de fragiliser la pérennité de mon havre !


Si la tendresse me manque trop ou si je la protège par d'excessives attentions, c'est la même chose : je deviens laid, ...laid, ...laid !

 

***


La tendresse est fille de Philiéa et d'Eros. Que je m'éloigne trop de ces deux anges démoniaques et l'amour devient glacial. Qui peut se contenter des viriles accolades d'Agapê ? Les activistes humanitaires, les pourfendeurs de tyrans, les serviteurs de Dieu et autres ouvriers d'idéaux surhumains, les pourvoyeurs de la beauté, les missionnaires des utopies altruistes, ...en un mot, tous ces ouvriers de Babel qui, comme moi , ont décidé un jour – pauvres naïfs ! – de défier leur soif de tendresse pour pouvoir se consacrer corps et âme à des guerres plus généreuses, deviennent, en quelques années d'action, de purs désabusés, de purs désespérés... Dans nos rangs, les saints sont rarissimes et les autres, nous donc, nous souffrons à en mourir de nous mentir à nous-mêmes et au monde.


Eh ! Toi ! Oui, toi ! Toi qui, comme moi, as voulu t'engager dans une croisade pour le Bien, pour le Bon, ou pour le Beau, ne regarde surtout pas derrière toi ! Dans nos rangs, les bilans sont terribles ! Nous sommes quasi tous passés de l'action au bavardage. Et pour ne pas perdre la face, plus ou moins consciemment, nous avons surévalué l'utilité d'activités reposantes qui nous permettent d'esquiver la rudesse de la tâche. Lui s'est perdu dans l'étude de la Bible. Tel autre dans la rédaction d'un site engagé. Le troisième fait une retraite philosophique dans un jardin fleuri... Qu'importent nos supercheries, qu'importe la baisse du niveau de nos ambitions, pourvu qu'une chaleur conjugale ou communautaire nous redevienne accessible !


Tous, sauf les saints, nous sommes désabusés ; Agapê ne paye pas ! Nos idéaux sublimes nous laissaient affamés, dehors, dans le froid... Nos corps n'ont pas pu supporter longtemps l'inconfort, la fatigue, la marginalité... Pour retrouver un peu de la tendresse des confréries bien établies, nous nous sommes alors réfugiés dans la futilité des liturgies, des réunions spéculatives, des potagers bios et des conversations enflammées dans les sofas... Beaucoup d'autres ont carrément tout rejeté de ce qui faisait leur grandeur ; ils se sont fait pharmaciens ou notaires pour sécuriser un engagement conjugal.


Le plus souvent, nos intentions sont encore bonnes et belles, mais sans Éros et sans Philia plus aucun d'entre nous se lève. Agapé ne donne à manger que des biscuits secs.

 

Une jeune sosotte humanitaire frustrée de tendresse se passionne pour un gamin perplexe d'une rue de Manille qui, lui a-t-on dit, n'est pas aimé, tandis qu'à Paris, son voisin du dessous, un vieil incontinent, pue et gémit de solitude. Il se meurt sans mots et sans soins. De ce vieux, par ordre de la nature, la sosotte est, comme moi-même, hélas, viscéralement incapable d'accepter le moindre signe de tendresse. Ce vieux est repoussant...
Pourtant, elle sait le malheur de ce vieux. Je sais aussi. Nous le savons tous... Ce vieillard vit trop près de tous les ermitages, de tous les ateliers d'art, de tous les centres d'accueil, de toutes les tribunes altermondialistes, de tous les cloîtres, de tous les sofas, pour que nous puissions ignorer son existence. Nous le laissons quand même puer seul.

 

***

Je suis devenu médecin par accident, pas par choix. Peu importent les raisons. Mais avec un tel diplôme, les occasions de servir Agapê se présentent régulièrement. Un peu par souci déontologique et un peu par envie d'être charitable, j'ai donc été moi aussi, parfois, l'ouvrier d'Agapè même si dans mon cœur tout cela me semblait répugnant et tellement éloigné de ce pour quoi j'étais né. Je croyais avoir une vocation tout autre qui était laissée pour compte. J'étais malheureux, malheureux, malheureux... Mais j'étais utile et j'ai pensé que cette utilité finirait bien par me rendre heureux... C'était ignorer que l'utilité est quelque chose d'infiniment plus complexe. C'était, surtout, ignorer à quel point Agapê paye mal lorsqu'on n'est pas un saint !


Au bord du suicide, j'ai finalement renoncé à ce métier dès que ce fut possible pour m'isoler dans un jardin et mieux servir ce qui me semblait être ma raison de vivre. Depuis, bien sûr, je dois surmonter des flambées de mauvaise conscience chaque fois que je pense aux corps malades qui peuplent le monde... Et c'est sans dire que dans mon jardin d'ermite, il n'y a pas de tendresse pour me réchauffer. Je m'efforce de ne pas trop y penser car si j'y pense trop, je sais que ma vie peut en une seconde redevenir un malheur. Je résiste relativement bien parce qu'il y a en moi, encore plus forte que la mauvaise conscience et que la soif de tendresse, la certitude d'un devoir particulier, précis, reçu par un décret surnaturel. Sans cette certitude d'une vocation qui pourrait très bien n'être qu'une illusion de poète, je crèverais de froid comme je crevais de dégoût, à petit feu, de ma fausse charité et de ma fatigue lorsque je m’efforçais d’alléger les souffrances des mourants.


Le bien-être vient de la tendresse, mais la joie naît de l'assomption d'une vocation. Se passer de tendresse devient presque chose naturelle lorsqu'on va vers là où on l'on se croit appelé. Je ne suis pas appelé à la sainteté et j'accepte ce verdict du Destin. Pour le moment, en l'an 2009 du calendrier romain, cette obéissance à la grandeur de ma petitesse, je la considère simplement comme une « sagesse ». Pour le moment et depuis quelques années déjà, je suis heureux sans tendresse.
 
Chiangmai, janvier 2009
Version 1.02 - Juin 2009
Version 1.03 - Janvier 2010
Version 1.04 - Mars 2011
Version 1.2 – Aout 2018

 

 

Addenda (2018)...

Note 1

Demander de la tendresse, c'est faire comme l'enfant ou le chat qui se blottit contre mon corps pour recevoir un câlin. Demander de la tendresse c'est toujours déjà en donner en peu. Pour demander, je dois investir unilatéralement, forcer la relation. Ce côté invasif peut mettre l'autre mal à l'aise. Sous un certain regard, cet investissement est un abus.


Demander de la tendresse, ce n'est pas comme demander à pouvoir donner ou recevoir telle ou telle caresse particulière au cours d'une relation sexuelle. C'est plutôt demander à toucher en posant déjà sa main sur le corps de l'autre. Demander à le pénétrer en le pénétrant déjà... La nuance est infime et je me défends d'être un de ces obsédés sexuels qui se considèrent violés par le contact inattendu d'une main affamée. Ce que j'essaye de dire, c'est que si la tendresse possède des déterminants qui la distinguent clairement de la sexualité – ce que, passé un certain âge, nous devrions tous admettre – en demander c'est malgré tout bien plus l'affaire d'Eros que celle de Philia. Pour demander, je donne sans trop m'intéresser à ce qu'il ou elle désire, à sa bonne ou mauvaise volonté... L'enjeu de ce genre de câlin n'est même pas la pérennité d'une relation. L'aimé qui est confronté à cette intrusion érossienne, même s'il accepte de jouer le jeu, pour se protéger d'une présence encombrante, va parfois devoir tracer des frontières.

Celui ou celle qui, par bonne volonté plus que par affinité élective, accepte alors de rendre de la tendresse à celui qui en demande, peut connaître parfois ce problème bien répertorié par la prostituée qui, après le travail payant, doit gérer un client amoureux : « OK, je te donne encore un peu de tendresse, par générosité, par pitié... Mais sache tout de même que ce que je vais te donner maintenant, c'est Agapè et rien qu'Agapè. Avec toi, je ne ressens ni attirance ni attachement ; c'est par pure gentillesse que j'accepte de jouer ce jeu, pas par intérêt ni parce que tu ferais partie de ceux que mon cœur, mon corps ou ma raison a élus. »

Agapè c'est, par définition, cette forme de l'Amour qui a renoncé à sélectionner la personne aimée. Mais aimer de cette manière n'est pas qu'une affaire d'élection ou de non-élection ; Agapè peut varier en intensité ! La mise au clair des limites quantitatives de cette forme sublime de l'amour peut être tellement précise que la tendresse consentie alors peut devenir plus blessante que son absence...

Le côté invasif d'une demande de tendresse rend cette démarche compliquée lorsqu'on n'est ni un enfant ni un chat... Cette difficulté est aggravée par sa visibilité ; la très faible dose de tendresse investie dans une requête de tendresse est quasi toujours perceptible par un tiers attentif. La conjonction de la visibilité et du caractère invasif de la tendresse fait qu'elle devient facilement le lieu de spéculations, la source d'ouï-dire et de malentendus dans une communauté. C'est peut-être à cause de ce travers qu'elle manque tant sur la terre, ...alors que, fondamentalement, comme la sexualité, elle plaît à tout le monde ! Cette visibilité peut être une compromission sociale.

Si j'échange de la tendresse avec mon fils, avec un mourant, avec mon chat, pas de problème... Mais si je commence à investir l'adolescent du voisin, les rumeurs iront bon train. Il est d'ailleurs probable que cet adolescent-là, soucieux de son image sociale, tentera de freiner le jeu, même s'il m'aime sincèrement. Il voudra tout simplement éviter d'être qualifié homosexuel, impudique, complice, ou que sais-je d'autre encore...


Avant d'avoir été moi-même enfermé, j'ai été pendant des années, un visiteur de prison. Et là, la prudence de l'adolescent que je viens de décrire, prend un caractère quasi liturgique, que ce soit entre le visiteur et le prisonnier ou entre les prisonniers au préau. Dans ces communautés incultes, grossières, primitives que peuvent être les prisons, jouer avec la tendresse c'est marcher sur des œufs ! Par la violence du rejet de toute forme de tendresse, le visiteur peu averti aux rudes réalités de ce monde, pourrait penser qu'il est plongé dans un univers de haine alors qu'il n'y a que prudence, crainte, fragilité, ...et frustration de tendresse !


Les enseignants aussi connaissent bien cette difficulté qui complique autant la relation entre les professeurs et les élèves que la relation entre les élèves.
Le problème se retrouve dans tous ces lieux qui, par nature ou par accident, rassemblent des gens fragilisés par l'une ou l'autre forme d'immaturité.


 

Note 2

S'il n'y a pas de tendresse sans amour, il y a de l'amour sans tendresse.
Il y a des grands amis qui n'échangent aucune tendresse. Parfois aussi, les échanges sont très asymétriques au sein d'une relation qui est pourtant, aux racines, très forte (une mère avec son fils, un homme avec sa femme, deux amis...).

Et puisque les échanges de tendresses sont toujours perceptibles par les tiers attentifs, chacun de nous a pu observer, ici ou là, l'un de ces couples où l'avarice en tendresse d'une des parties est vécue par l'autre comme un glaçon dans un verre de porto. Il me reste alors à remarquer qu'en cette occurrence, le glaçon n'est parfois ni une ingratitude, ni une inconséquence. Il n'est même pas nécessairement une erreur de goût. Il est le signe de l'usage d'une liberté que l'amour sous ses trois formes – Éros, Philia et Agapè – laisse à la discrétion des aimés. Refuser sciemment le déploiement de la tendresse peut d'ailleurs donner à la relation un côté viril qui ne fait pas que la dévaluer.

 

Note 3

La tendresse, assez paradoxalement, effraie plus les hommes que les femmes alors que les hommes font plus souvent que les femmes profession de vaincre leurs peurs. Ils ont peur de quoi ? Peur de n'être pas bien conformé à l'une ou l'autre norme communautaire ? Oui, je viens de l'évoquer. Pour un l'homme, c'est surtout la peur de montrer trop explicitement la part dite « féminine » qui l'habite et qui, par une perversion sociétale serait considérée comme dévalorisant sa masculinité (en dépit du fait qu'aucune exclusive ne s'impose en la matière).


Mais dans cette peur, il peut y avoir bien plus qu'un problème sociétal. La tendresse investit des lieux de l'intériorité qui ne sont pas nécessairement solides assez pour qu'elle y soit la bienvenue. Pour qu'elle soit bien accueillie, il est toujours préférable par exemple que la distinction entre la sphère sexuelle et celle de la tendresse soit bien établie. Pour l'enfant, peu importe ; cette confusion fait partie de sa nature et le monde des adultes s'en est parfaitement accommodé. Mais dès la sortie de l'enfance, si cette distinction n'est pas encore très claire, la tendresse, quoique non sexuelle, peut allumer des angoisses typiquement sexuelles. La tendresse peut alors être l'occasion d'un de ces malaises que Freud classait globalement sous le générique des « angoisses de castration » et qui sont inhérents à toute pratique sexuelle, surtout si l'expérience sexuelle vient tardivement dans la vie (ce problème qui accable tant les vieux puceaux et les vieilles filles...). La tendresse peut donc devenir ici l'occasion d'un malaise plus psychologique que social.

Pour moi par exemple, si la tendresse pose souvent problème, ce serait bien parce qu'elle me donne la crainte d'être entraîné dans un nouveau « piège maternel ». J'ai trop souffert d'avoir une mère dévorante, possessive... Mais laissons ici l'inceste et la castration ; ce sont des sujets ennuyeux et surinvestit pas les psychologues de supérette.

Note 4

Certains disent trouver de la tendresse dans la vie spirituelle... Moi, je pense plutôt que la spiritualité est âpre. Le culte d'une quelconque « déesse Mère » (la Vierge Marie par exemple) n'arrive à éluder cette rugosité qu'en nous compromettant dans l'une ou l'autre forme d'idolâtrie. Moi, paul yves wery, je préfère dire que ce que l'expérience spirituelle nous offre, c'est moins de la tendresse que la capacité de vivre sans elle.

En 2009, j'ai osé me dire qu'Agapè ne donne à manger que des biscuits secs qui laissent affamé. Dix ans après, je le pense encore. Or, pour un chrétien, c'est Agapè qui est le grand maître de la quête spirituelle (c'est moins vrai dans le Bouddhisme ou dans l'Islam évidemment). C'est manifestement sous le mode déceptif que Jésus, en troisième intention, concède à Pierre un « Philéia » en lieu et place d'un « Agapè » dans le dernier chapitre de St Jean ! (Jn21,17) Cette avarice, cette frigidité plutôt, du christianisme, m'a fait mal parfois... Heureusement, la vie sexuelle que j'ai toujours refusé de sacrifier totalement, m'a donné des occasions de rééquilibrer cet effet pervers de mon engagement spirituel.

J'ai toute ma vie durant, après l'orgasme surtout, pu vivre des expériences de tendresse extrêmement fortes. Je ne suis pas sujet au « post coitum animal tristes » ; lorsque l'acte sexuel se termine et que les corps enrichis par de bonnes doses d'endorphines se touchent encore, se parlent sans être énervés par le désir, la sphère de la relation s'élargit et la tendresse peut y prendre un essor magnifique. Il n'y a probablement que l'expérience de la maternité et plus généralement, la relation à l'enfant, qui puisse rivaliser avec ce cadeau du « post coitum ».

Que je ne me fasse pas mal comprendre ; je ne fais pas de l'entente charnelle, ni de l'élection phileique une condition de la tendresse. Je dis simplement que la sexualité, la conjugalité, la famille, l'esprit de l'enfance et l'amitié règnent en maître sur ce terrain où l'Agapè et la spiritualité chrétienne en général font pauvres figures. Il va de soi que j'ai aussi vécu des moments de tendresse en m'occupant de mourants inconnus, en fréquentant des corps sexuellement repoussants, en prenant soins de chats ou des chiens inconnus... Il y a de la tendresse qui s'échange dans les relations non électives, mais tellement peu que je n'y ai jamais trouvé ce que je pourrais appeler un salaire. Je n'ai l'altitude ni de la petite Thérèse, ni de la grande. Il y a quelques moments fulgurants de la vie spirituelle qui pourvoient beaucoup de tendresse, mais ils sont tellement rares !


Je le dis et le répète, pour moi, la spiritualité n'offre que peu de tendresse mais elle m'offre, peut-être, de ne pas trop en souffrir.

 

 

Note 5

Le nerf de la tendresse ce n'est pas l'amour qui n'est qu'une de ses conditions. L'amour peut par ailleurs s'en passer. Où diable est le déterminant qui fait de la tendresse ce qu'elle est. Où est le déterminant qui la rend repérable en une seconde par hommes et bêtes?


Je n'ai pas trouvé la formule.


Bah !...Une définition précise et exhaustive n'est pas nécessaire ; la tendresse n'en sera ni plus ni moins opérationnelle. J'insiste juste sur le fait que l'étymologie donne déjà une bonne partie de la réponse. Je pense, j'écris et je dis la tendresse d'abord avec le mot "tendre"... le contraire de "dur"... Ce tendre, au contraire d'une armure, résiste en souplesse aux pressions de l'extérieur. Parfois, comme un sein de femme peut si bien le faire, elle résiste en emballant très légèrement la source de la pression... La tendresse est un floutage de frontières. J'aime donc faire valoir combien la tendresse est sœur de la fragilité, ce lieu où l'identité peut se rompre, se déchirer. La figure emblématique de la tendresse, c'est la mère avec son bébé ; on pourrait effacer ces deux-là d'un coup de canif ! On n'a pas envie de les effacer parce que la tendresse est un luxe agréable, comme ce parfum de Béthanie que le Christ a accepté malgré la présence des pauvres en face du balcon...


J'ai parlé de tendresse dans l'amour, j'ai évoqué la tendresse avec les chats, ces cruels prédateurs qui s'abandonnent parfois entre nos mains... Il y a aussi la tendresse des plantes. La reine des fleurs tendres, ce n'est pas la rose mais le fragile coquelicot qui nous dit toujours très doucement : « Viens consommer ma beauté, viens m'offrir la chaleur de ton regard et même celle de ton haleine, admire l'articulation de mes pétales et la pubescence d'or sur ma tige... Mais ne me touche pas ; je n'ai pas la résistance de la rose et j'en mourrais aussitôt ! »

 

paul yves wery – chiangmai – mai-aout 2018

 

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