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Dernière correction: Mai 2011

 

 

Angoisses...

Abstract: Soliloque sur le thème de l'angoisse... La création et la foi ne peuvent en couper le dard parce que la création et la foi ne dépendent pas que de moi...

J'ai beau être redevenu un homme heureux, j'ai beau n'être pas (n'être plus) dépressif, j'ai beau avoir de la chance et en profiter pleinement, je reste régulièrement accablé par quelques formes d'angoisses. Les idées suicidaires ne m'ont pas totalement quitté. Ma foi n'arrive pas à effacer totalement la crainte du non-sens, de l'absurde, qui est comme l'ombre du temps... L'ennui de l'autre côté de la fenêtre guette ma faille... Et puis, il y a cette maudite question du mérite... (Par "mérite" j'entends ici le simple sentiment de «mériter son pain».)

Le «mérite» est probablement à la racine de l'angoisse la plus récurrente qui tempère l'incontestable paix intérieure dont je jouis actuellement. J'ai beau essayer de démystifier le «mérite», je n'arrive jamais à savoir clairement à quelle sphère appartient ce que je mets sous le mot de «mérite»: la sphère de la morale? Celle de l'honneur? Celle de la dignité et de la justice?...

J'ai un ego tellement dilaté que je supporte mal de ne trouver en moi que moi. Il y a bel et bien en moi quelque chose de l'ordre de la mélancolie; une forme de mésestime de mon identité qui n'est le fruit ni d'une humiliation, ni d'une humilité, ni même d'une lucidité, ...mais d'un immense orgueil! Orgueil blessé en l'occurrence... Orgueil que je suis incapable de neutraliser. Je supporte mal de ne pas trouver en ma propre vie, en ma présence au monde, la justification de mes privilèges et la preuve de ma valeur.

Je ne peux pas dire que je n'ai jamais travaillé. J'ai travaillé bien sûr. Mais je n'ai jamais vraiment été dans le besoin. Ils sont des millions, des milliards autour de moi qui ne cessent de travailler, qui ne trouvent aucun épanouissement dans ce travail, mais qui n'y pensent pas, tout occupés qu'ils sont à tirer le diable par la queue. Moi, après avoir travaillé quelques années seulement, j'ai reçu non seulement une vocation mais aussi les moyens de m'y asservir sans devoir compter.

De fait, ma raison me dit que les angoisses ne sont peut-être pas liée autant que les circonstances pourraient le laisser croire à cette question de «mérite». Je vivrais aujourd'hui d'un travail de fourmi et de son juste salaire que je souffrirais d'autres angoisses qui empoisonneraient ma vie plus férocement encore; j'aurais l'impression que mon job empêche mon épanouissement. Étant celui que je suis, souffrant de cette hyper-inflation de mon ego, elles sont très rares ces professions qui seraient susceptibles de me faire croire que je fais ce que je dois faire, que j'avance vers où je me sens appelé, que je donne à la mesure de ma valeur. Mon travail de médecin par exemple, n'a jamais, absolument jamais, pu m'offrir cette paix-là.

L'angoisse n'est pas plus affaire de mérite que d'ennui, d'utilité ou d'absurdité. L'angoisse n'est pas liée à une activité. L'angoisse est première et protéiforme. Elle infiltre tous les vides que je laisse en moi, s'y installe et y change de nom comme de culotte. Mais puisque j'en étais à la question du mérite, puisque c'est sous ce nom que chez moi, souvent, l'angoisse se déguise, c'est à ce crapaud-là que je voudrais jeter un sort.

Montaigne n'avait pas plus 'mérité' sa retraite que René Descartes ou Charles de Foucauld. Ils se sont plus ou moins esquivés des devoirs du monde, à la suite de centaines de milliers de sages, d'artistes ou de philosophes pour ne s'occuper que de ...de ...de caprices de princes! Que 'méritaient-ils' au moment où ils ont décidé de créer eux-mêmes leurs 'mérites' (qu'a posteriori plus personne ne leur conteste)? Leur grandeur lorsqu'ils décidaient d'esquiver leurs devoirs mondains, c'est justement d'avoir pu mépriser le 'mérite' pour assumer pleinement cette chance qui s'offrait à eux de pouvoir poursuivre leur vocation. Hormis Montaigne, René Descartes, Charles de Foucauld et quelques autres, dans la multitude des autres exilés volontaires qui se sont enfuis ici dans une Trappe, là sous un pont, ou dans un hospice, dans un ermitage de bambous ou dans un château de pierres taillées, combien se sont pendus? Combien de retraites 'ratées'? Combien d'entre eux, rongés d'angoisses, ont été torturés par leur propre choix en croyant obéir à une vocation.

Cela me pend au nez.

Je ne veux pas me fabriquer une théorie compliquée pour échapper aux angoisses. D'ailleurs, je ne veux plus attacher trop d'importance à l'abolition de ces angoisses. La peur paralyse, la peur inhibe... Mais la peur donne aussi de très salutaires coups de pied au cul! En ces matières, les théories compliquées sont d'ailleurs quasi toujours fallacieuses. Une bonne et régulière introspection me suffit qui m'aide et m'aidera à repérer dans ma vie les moments de paix, les moments où l'angoisse se tait.

Si je produis une statue de terre, je remarque qu'une sérénité me gagne indépendamment de ce que vaut cette statue en terme sociétal. Un dessin, un texte, une musique, ...pourvu que ce soit une création personnelle... Peu m'importe alors l'absurdité, l'ennui, l'utilité ou le mérite, pourvu que je crée! Je sens viscéralement ma retraite du monde légitimée par ma créativité.

Les angoisses réapparaissent lorsque je cesse de créer ou lorsque l'accouchement se passe mal. Lorsque je n'arrive pas à accoucher de ce que je sens germer en moi. (Depuis quelques jours je vis précisément ce malaise-là; je suis en train de travailler un texte sur le mystère et l'altérité qui est probablement trop ambitieux. Je crains ne pouvoir jamais être à la hauteur du sujet.)

Il est tout à fait remarquable que dans ces affaires de création, le regard que le monde pourrait porter sur mon "travail", mon "oeuvre", mon "enfant" est sans importance. Dans cette figure, mon narcissisme seul suffit à me justifier à mes propres yeux. (C'est bien le seul avantage que je puisse tirer de cette hyper-inflation de mon ego !)

Créer n'est pas tout le temps possible. La créativité est vraiment un miracle qui vient d'ailleurs. Ma créativité, hélas, est une épouse infidèle. Elle me quitte souvent et bien rares sont ses grossesses. J'ai tellement conscience de la contingence du miracle qu'il devient lui-même source de l'angoisse (qui en profite pour prendre un nouveau nom: la fameuse «page blanche» qui me remet aussitôt en posture d'imposteur, de vaniteux...).

Je peux alors échapper à l'angoisse par l'intensité de ma recherche spirituelle. Je peux retrouver ma paix par la méditation par exemple, par l'étude (qui est une forme particulière de méditation), la prière, la louange contemplative... Lorsque je séjournais chez des moines où marchais seul dans la ville, je fuyais parfois dans l'église ouverte pour fuir le crapaud informe qui taquinait ma paix... L'angoisse, parfois, ramène à Dieu! Oui! Et la paix renforcie dans le coin le plus sombre de l'église y redevient totalement indifférente à l'avis du monde. Qu'il me persécute ce monde! Je n'en gagnerais qu'une intimité plus vive avec les forces d'En Haut !

Hélas, comme dans le travail créatif, il y a au sein du travail spirituel une part qui se reçoit d'ailleurs, une part miraculeuse: l'état de grâce. Ma méditation, mon étude, ma prière ne se valent pas d'un jour à l'autre. Parfois il suffit de me taire, de me concentrer pour que je sois avalé dans une sphère paisible où le silence parle. Mais parfois ma prière me donne mal au dos...

Lorsque le miracle ne vient pas, il faut me distraire, n'importe comment mais de telle sorte que je m'engage assez pour m'empêcher de me penser. Ne rien faire sur une plage ou dans un sofa serait pour moi suicidaire ...sauf si l'alcool vient m'y rejoindre bien sûr! L'alcool... Ah, l'alcool! Un miracle à part entière que ce liquide qui me donne de l'altitude et m'incline à défier, à narguer toutes les peurs! L'alcool n'efface pas l'angoisse mais la rend dérisoire, voire l'objet d'une délicieuse et inavouable volupté... Sans être moi-même alcoolique (grâce à un privilège génétique), je comprends les alcooliques, je les comprends comme des frères de sang. Mais je comprends aussitôt que ce breuvage magique n'a rien à faire en haut de la colonne d'un stylite... Je ne chercherai même pas à expliquer ce truisme...

Les jeux ne m'aident pas davantage. Par je ne sais quel sortilège, tous les jeux m'ennuient plutôt que de me distraire. Ils nourrissent donc l'angoisse chez moi alors qu'il en libère tant d'autres. Je suis tout simplement fasciné par ces hommes qui peuvent passer des heures à faire des patiences... Mais, à vrai dire, je ne les envie pas, parce qu'ils ressemblent à la mort.

Il me reste encore et toujours le travail "normal", celui qui mérite salaire, mais c'est aussi au prix du renoncement à ma vocation et ce serait pis que tout.

 

paul yves wery - Chiangmai - Juillet 2008

Version 1.02 -Mai 2011