Retour page précédente - Accueil - Menu - AA - AA - Laptop ou PC

Version 1.02 -Chiangmai, février 2011

L'absurde et la douleur

Je contemple les constellations et, conformément à la convention culturelle qui sévit en Occident depuis quelques siècles, je ressens le vertige qu'il faut ressentir en de telles circonstances: la perception claire de ma petitesse, de mon vide, de mon rien, de mon absurdité...

Mes certitudes, mes recherches, mes tracas, mes efforts, .tout cela est ridicule. Mais ce qui me prend à la gorge plus particulièrement cette nuit, ce n'est pourtant pas tant le ridicule que la douleur. L'absurde n'est rien, la vanité n'est rien, mais la douleur... la douleur...

Supposons quelques instants que rien ne soit absurde et que même la douleur ait de bonnes raisons d'être; je n'aimerais pas plus devoir souffrir.

Le jour va se lever et l'on abattra sur la terre, sans ménagement, des millions de bêtes pour en nourrir des millions d'autres. Une mère verra les restes de son gamin coincé dans la ferraille de sa voiture emboutie par un ivrogne. Un juge médiocre décidera que la moitié de la vie d'un homme se terminera dans une cage. Un autre condamné sera mené brutalement vers l'échafaud. A deux pas de chez moi, l'os iliaque d'une gentille petite vieille touchera sa paillasse crasseuse parce que l'eschare aura mangé l'intégralité de la chair souffrante qui lui restait comme coussin. L'urine en profitera pour y semer autrement son piquant. La merde et ses effluves arrêteront net, comme hier et comme maintenant, l'élan généreux d'un quelconque qui, pris de pitié, voulait d'abord l'assister...

En face du corps torturé, l'angoisse de l'absurde, ce malaise des intellectuels de sofas, n'est qu'une vulgarité, une impudeur. Il y a des philosophes que l'on voudrait, parfois, voir souffrir d'une rage de dent lorsqu'il pérorent.

Et je ne doute pas une seule seconde que dans les lointaines galaxies tout crie autant qu'ici!

S'il ne s'agissait que de ma propre douleur, je ne donnerais à mon soupir que le nom d'une malchance: je serais mal né. Tant pis pour moi. Bonheur aux autres! Bonheur des autres! Bonheur! ...Mais il ne s'agit pas de moi; toute la matière doit souffrir comme s'il y avait là une règle de son existence. La moindre particule crie son incomplétude et ses craintes. La moindre des particules, prisonnière de son inertie, cherche ou fuit l'autre qui, prisonnière d'une autre ligne d'inertie cherche ou fuit de même. La paix des corps n'existe qu'en quelques occurrences fulgurantes.

 

***

 

A quel jeu laissais-je couler mon encre? A quelle imposture? A quoi bon feindre; devrais-je rougir de ma chance? Je suis bien né. La vie me sourit. Ce matin, je n'ai pas mal et je ne manque de rien. Je me rends bien compte du privilège particulier dans lequel ma propre vie baigne: santé, amis, études, argent, loisirs, foi...

Ma compassion seule générait mon soupir. Alors à quoi bon la compassion?

A genoux devant mon passé, je prie les Puissances d'En-Haut de s'expliquer:

«...Est-ce que j'ai dormi pendant que les autres souffraient? Est-ce que je dors en ce moment? Demain, quand je croirai me réveiller, que dirai-je de cette journée? (...)

A cheval sur une tombe et une naissance difficile. Du fond du trou, rêveusement, le fossoyeur applique ses fers. On a le temps de vieillir. L'air est plein de nos cris. Mais l'habitude est grande sourdine.

Moi aussi, un autre me regarde, en se disant: 'il dort, il ne sait pas. Qu'il dorme!'.

Je ne peux pas continuer...» (Becket - "En attendant Godeau")

 

Dieu me répond que je suis idiot.

 

C'est vrai que je pense mal; je n'avais pas besoin d'un Dieu pour le savoir. J'engraine effets sur causes au fil d'un chapelet que mon coeur n'aura jamais le temps de réciter. A quoi bon...

Pour espérer, j'ai besoin d'une grande plaie ouverte qui déchire la peau des choses. Une brèche dans ma chair. Oui, j'ai besoin d'une bouche de chair dans la ferraille des engrenages. Dieu! Aide-moi! Je veux trouer le mur! Je veux me libérer de toutes ces araignées positivistes qui tissent leurs mensonges autour de moi!

Dieu me répond:

«La brèche existe déjà; regarde grand sot!»

C'est vrai que je suis sot. La brèche est devant moi que la raison m'indique.

 

 

 

paul yves wery - Chiangmai, décembre 2009

Version 1.02 -Chiangmai, février 2011