Le père H., trappiste, puis ermite, puis abbé. 
			
            
              Introduction à la bénédiction
                des buis : 
              Dès le premier instant de cette semaine, qui est une
                semaine sainte, nous allons vivre dans un raccourci saisissant,
                parfois lancinant, au cours des jours qui vont se succéder
                avec une logique implacable, notre propre destinée, chrétienne,
                monastique et humaine. Ce sera chaque fois une pointe incandescente
                qui va nous brûler à nouveau et nous marquer d'une
                cicatrice indélébile. Car la vie tragique et glorieuse
                du Christ doit se reproduire en nous jusque dans ses moindres
                détails. 
              Peut-être ne le remarquons-nous pas assez ? Le moine doit être
                un homme attentif et cotte semaine sera pour nous l'occasion
                de reprendre en mains notre vie, d'être de nouveau éveillé.
                Et pour marquer qu'il en est bien ainsi, nous allons imprimer à notre
                corps et à notre coeur un ensemble de gestes, qui vont
                dire notre acceptation et notre détermination ; qui vont
                proclamer aussi notre foi et notre amour. 
              Et nous conserverons toujours à l'arrière-plan
                de notre vision, le tableau des fils d'Israël montant du
                pays d'Egypte, à travers la mer et le désert, sous
                la conduite d'une colonne de nuée et de feu; montant vers
                la terre où Dieu habite, où il les attend. 
                
              Homélie
                après l'Evangile de l'entrée messianique à Jérusalem.
              Mes frères,
              Nous venons d'entendre que nous marchons vers un triomphe. Nous
                ne sommes pas appelés à l'esclavage mais à la
                liberté ; non pas à la peur qui paralyse, mais à la
                joie qui plénifie et qui donne toutes les audaces. 
              Et d'où nous vient cette assurance ? Elle nous vient
                de ce que nous escortons celui qui porte inscrit sur son manteau
                et sur sa cuisse «  Roi des rois et Seigneur
                des seigneurs  » 
              Et avec lui, nous montons hors de la condition
                misérable qui est nôtre et qu'il a voulu partager,
                nous sortons de la cage de notre suffisance, de notre égoïsme,
                de notre péché, pour entrer à sa suite chez
                lui, dans son royaume, et pour y occuper la place qu'il nous
                y a préparée. 
              N'a-t-il pas dit un jour « Je veux que là où je
                  suis, eux aussi soient avec moi, et qu'ils voient la gloire
                  qui était mienne avant que le monde fût » 
                
              Mes frères, c'est cela qui donne le branle à une
                vie consacrée à Dieu. La vie monastique est polarisée
                par ce désir de voir un jour le Christ dans son Royaume. Je
                veux voir Dieu , disait
                Thérèse d'Avila. Et en écho, elle répétait «  Mais
                je suis aussi fille de l 'Eglise : je ne veux pas le voir
                pour moi seule, je veux que tous mes frères et toutes
                mes sœurs le voient un jour avec moi  ». 
              Et pour marquer qu'il en est bien ainsi, nous portons en main
                ces rameaux qui sont déjà le signe et le gage de
                la victoire qui sera finalement nôtre. Nous allons donc
                imprimer à notre corps et à notre coeur un ensemble
                de gestes qui marqueront notre acceptation de notre vocation
                chrétienne et monastique, et même de notre simple
                destinée humaine ; et nous proclameront aussi notre foi
                et notre amour. 
                
              Alors, mes frères, levons-nous, mettons-nous en route
                et suivons le Christ pas à pas, sans le lâcher d'une
                semelle, dussions-nous, avec lui, traverser le fond des enfers.
                Et nous savons bien que tôt ou tard, un homme, un chrétien,
                un moine doit descendre avec le Christ au fond des enfers ; mais
                avec lui nous en resurgirons. 
                
              Levons-nous donc, partons et acclamons le Christ comme le firent
                un jour les foules de Jérusalem! 
                
              Homélie
                après l'Evangile de la Passion. 
              Mes frères,
              Il vient de nous être dit clairement quel sera le prix
                que nous devrons acquitter pour la victoire que nous espérons
                ; mais nous sommes disposés à le payer. Le Christ
                d'ailleurs nous avait prévenu : «  Celui
                qui veut être mon disciple, qu'il prenne sa croix chaque
                jour et qu'il me suive  ». 
              Mais nous soupçonnions peut-être pas que nous devrions
                affronter la mort, une mort qui pour être d'ordre mystique
                n'en est pas moins réellement une mort, une mort qui nous
                dépouillerait totalement de nous-mêmes, une mort
                qui creuserait en nous un vide immense quasi infini, un vide
                qui deviendrait un appel et un cri, un vide que rien ne pourrait
                assouvir ni combler sinon la plénitude du Dieu à l'incompréhensible
                beauté. Ce vide, mes frères, est-il en nous ?
              Au-dessus de la tête du messie crucifié, nous lisons
                : «  Celui-ci est Jésus, le roi des
                juifs  ». Cet écriteau forme avec
                les vibrantes et enthousiastes proclamations de tantôt,
                une dérisoire et sinistre inclusion, mais cela ne doit
                pas nous dérouter. 
              Le monastère nous initie à une sagesse qui n'est
                pas de ce monde. Il nous dévoile peu à peu, un à un,
                les secrets d'une certaine folie qui souvent nous fait sursauter
                et reculer. C'est que notre raison ne s'adapte pas d'un coup
                aux étrangetés de 1'agir divin. Et toujours, il
                restera en nous une place pour l'étonnement et pour l'admiration. 
              Oui, pour l'admiration, car notre coeur découvre que
                la source de cette divine démence, c'est un amour qui
                débordera toujours à l'infini tout ce que l'homme
                peut concevoir et imaginer. 
              A cet amour, mes frères, nous nous sommes donnés.
                Mais nous allons nous abandonner à lui avec plus d'intensité encore
                au cours de cette semaine. Il ne s'agit pas de réfléchir,
                il s'agit plutôt de se laisser saisir et conduire par des
                sentiers inconnus vers un accomplissement que nous pressentons, éclatant
                de beauté, de la beauté de notre roi, ce roi que
                nous escortons, que nous accompagnons à travers ses souffrances
                et sa mort. Et ceci, ce ne sont pas des mots ! 
              Et nous l'accompagnerons ainsi jusqu'au terme, jusqu'au jour
                où il se manifestera à nous et où il nous
                prendra avec lui dans son royaume. Amen. 
                
                
              Introduction à la
                prière des fidèles.
              Mes frères,
              Nous allons prier pour tous les hommes, tous sans exception,
                car tous sont d'une façon ou d'une autre impliqué dans
                la mort du Christ, tous et nous-mêmes comme accusateurs
                et comme bourreaux ; mais aussi tous, comme sauvés. Il
                a été constitué péché pour
                nous tous, et c'est dans son sang que nous avons la vie.
                
                
              LUNDI-SAINT
                20.03.78 
              Introduction à la célébration.
              La péricope évangélique de ce jour va nous
                relater ce qu'on appelle l'onction de Béthanie. Vous savez,
                Marie, 1a sœur de Lazare qui vient verser du parfum sur les pieds
                de Jésus et qui les essuie avec ses cheveux. 
              Mes frères, nous n'avons, nous, à offrir au Christ
                que la sanie de nos péchés ; mais reconnaissons-le
                aussi tout de même, notre amour si minime soit-il. Si nous
                n'aimions pas le Christ, nous ne serions pas ici pour l'instant.
                Mais je ne le répéterai jamais assez, aimer le
                Christ, c'est nous aimer les uns les autres ; c'est aimer notre
                frère, c'est le prendre tel qu'il est, c'est le porter
                en nous. 
              Mes frères, le Christ nous porte en lui ; en lui, nous
                sommes morts, en lui nous ressuscitons. Au seuil de cette eucharistie,
                regrettons nos péchés, et ayons confiance en son
                amour, et aussi en l'amour que nos frères nous portent.
                
              Introduction à la
                prière des fidèles.
              Mes frères, notre Pâque, celle de l'humanité entière
                est en voie d'accomplissement, mais à travers quels déchirements
                ! Prenons entre nos mains les espoirs, les désespoirs
                de tous les hommes et déposons-les entre les mains de
                celui qui a voulu mourir et ressusciter pour tous. 
                
              CHAPITRE :
                Commentaire de Jn 12, 1-11
              Les trois jours qui vont suivre maintenant avant 1e Jeudi-Saint,
                sont dominés par une figure à laquelle on pense
                très peu, c'est 1a figure de Judas. Et chaque fois, Judas
                est opposé à une autre personne. Aujourd'hui.,
                il est opposé à la personne de Marie de Béthanie
                ; demain, il le sera à 1a figure du disciple que Jésus
                aimait et de Pierre ; après-demain, ce seront les autres
                apôtres. 
              On ne réfléchit pas - je pense que je n'ai jamais
                rencontré un réflexion approfondie au sujet de
                Judas - or il a tout de même rempli un rôle capital
                dans 1e drame de 1a Rédemption. On 1'a vite expédié dans
                les oubliettes ou en enfers, comme saint Léon aujourd'hui. «  Il
                est mort un peu trop tôt  » dit-il, «  s'il était
                mort après la mort du Christ, i1 aurait pu être
                encore racheté  ». 
              C'est une vue un peu trop rapide, un peu trop simple. Judas
                c'est un peu ce que nous sommes, nous, et vous comprendrez un
                peu mieux tantôt. Les autres figures sont ce que nous devrions être,
                ce que nous espérons devenir.
              Mais pour comprendre le drame de Judas, il faut étudier
                son nom. Le nom de Judas est trop souvent cité. Ce n'est
                pas par hasard, que c'est Judas qui a vendu le Christ. Ce devait être
                un homme qui s'appelait Judas. Et pourquoi ? 
              Judas porte en lui une terrible contradiction. Son nom c'est
                ce qu'il est, c'est l'expression la plus vraie de ce qui constitue
                le fond de son être, et son être total aussi ; il
                est Judas  comme Jésus est Jésus .
                Ces noms ne sont pas donnés par hasard : Jean le Baptiste
                est Jean , Simon doit changer son nom, il va
                devenir Kaipha , il va devenir Pierre . 
              Et attention ! Ce n'est pas une pierre plate, c'est une pierre
                concave. Et vous comprenez que là-dessus on peut construire
                un bâtiment. C'est un peu l'envers d'une voûte, et
                là-dessus on peut construire, il n'y a pas de danger que
                cela bouge d'un côté ni de l'autre.
              Les fils de Zébédée changent de nom, 1e
                Christ leur impose un autre nom, et ainsi de suite. Nous recevrons
                nous, un jour, un nom nouveau que personne ne connaît,
                sauf celui qui le reçoit et celui qui le donne. Mais que
                signifie donc ce Judas ? Judas signifie celui dont
                l'être est consacré à la louange
                de Dieu . Judas, c'est le louangeur. 
              I1 y a une pieuse carmélite, de la fin du siècle
                dernier je pense, qui avait choisi comme nom mystique laudem
                gloriae , sœur Elisabeth de la Trinité, parce
                qu'elle voulait être une louange de la gloire de Dieu.
                Si elle avait connu l'hébreu, elle aurait dit : je veux
                m'appeler Judith, c'est le féminin de Judas. Son être
                profond, c'est d'être une louange perpétuelle par
                tout ce qu'il fait, par tout ce qu'il pense. C'est cela Judas
                ! Or, cet homme qui est destiné à cela, porte en
                lui autre chose. Il est attiré par lui-même.
              Donc, Judas,  c'est le louangeur, tandis que
                lui, il se sent être autolâtre, idolâtre. C'est
                sa propre personne qu'il veut mettre en évidence. Et pour
                cela, il est tout naturel qu'il soit attiré par ce qui
                procure tout ici-bas, qu'il soit attiré par la finance.
                Celui qui a l'argent, il a tout. C'est une forme d'idolâtrie,
                l'apôtre le dit. Que va-t-il cherché à être
                Judas, alors ? 
              Mais grâce au pouvoir qu'il pourra acquérir, il
                pourra devenir l'égal de Dieu. C'est cela l'idolâtrie
                ! Et finalement, en poussant la logique jusqu'au bout, pour être
                l'égal de Dieu, pour prendre la place de Dieu, il faut
                supprimer Dieu, il faut devenir meurtrier de Dieu, il faut tuer
                Dieu. 
              C'est donc le péché originel poussé à ses
                dernières conséquences. En face de cela, vous aurez
                l'autre partie de son être, qui sera Dieu loué,
                Dieu exalté, Dieu glorifié, seul Dieu. De l'autre
                côté, plus de Dieu. Vous avez donc ce Judas qui
                est écartelé entre sa vocation et ce qu'il est.
              Et cet écartèlement, cette contradiction va être
                tellement forte, qu'elle va aboutir à une autodestruction
                en lui, un peu comme des choses contraires finissent par s'annuler
                (+l) + (-l) = 0. Il est donc tout à fait logique que pour
                finir, Judas se suicide et, dans ce suicide, il résout
                la clé de son destin. Il se supprime, lui, mais Dieu vivra.
                Donc voilà un peu Judas ! 
              Et cela, c'est tout à fait ce que nous sommes. Il est
                le prototype du chrétien, Judas. Nous portons un nom,
                qui est le nom du Christ. C'est très beau, nous sommes
                des chrétiens, mais en réalité nous sommes
                autres que chrétiens. Il y a toujours cette dualité en
                nous, ce conflit en nous, ce tiraillement entre ce que nous sommes
                par notre baptême et ce que nous sommes par notre être
                paganisé qui n'est pas encore né.
              Nous ne devons donc pas jeter la pierre à Judas. Nous
                devons le regarder avec une certaine crainte, parce que c'est
                notre propre destin qui alors a été poussé jusqu'au
                bout, tandis que nous, nous le vivons plus ou moins. Il y en
                a qui seront ainsi jusqu'au bout, des Judas.  Il
                y en a encore aujourd'hui, cela pourrait très bien être
                nous. 
              Il y a dans le monde pour l'instant une sorte de maladie, de
                fièvre de destruction : détruire les hommes, détruire
                les choses. Et cela aboutit à la guerre. Ce n'est pas
                la guerre ouverte, mais des guérillas, le terrorisme,
                toute sorte de choses de ce genre. 
              C'est cela le Judas , l'homme destiné à être louange
                    de Dieu qui détruit. Donc ayons beaucoup
                    de respect pour la personne de Judas, car c'est un peu notre
                    portrait. Et si nous ne le poussons pas jusqu'au bout aujourd'hui,
                    peut-être le ferons-nous demain ? Donc, il faut être
                    prudent.
              Mais en face de lui, il y a une autre figure et c'est la figure
                de Marie. Il est encore très intéressant ici de
                scruter un peu son nom parce que elle porte le même nom
                que la mère de Jésus, Marie. 
              Or, Marie veut dire une goutte d'eau de mer .
                Ce doit être quelque chose de très beau ,c'est stilla
                maris . Alors les copistes ou bien les poètes
                ont modifié un petit peu et ils ont noté stella
                maris, l'étoile de la mer. Marie, la mère
                de Jésus, est devenue ainsi sous le nom stella
                maris , elle est devenue ave maris
                stella . 
              Vous connaissez cette hymne des vêpres de la Vierge. Saint
                Bernard a construit là-dessus une magnifique homélie respire
                stellam, voca mariam. Elle est devenue l'étoile
                de la mer , mais en réalité, c'est 1a
                goutte d'eau de mer .
              Allons un peu plus loin, et nous voyons que cette Marie de Béthanie,
                c'est tout à fait cela. Elle va laisser goutter sur les
                pieds de Jésus, non pas de l'eau de mer, mais un parfum
                d'un fameux prix de 300 pièces d'argent - ce qui à l'époque
                devait représenter une fortune - et dans un vase d'albâtre
                en plus. Ce n'était pas du plastique, c'était de
                l'albâtre, ce qui est très rare aujourd'hui. Et
                voici donc Marie qui commence à oindre les pieds de Jésus
                et à les essuyer avec ses cheveux. 
              Mais pourquoi pas la tête de Jésus ? C'est tout
                différent. Si elle avait verser son huile sur la tête
                de Jésus, cela aurait eu une toute autre signification.
                Verser de l'huile sur la tête de quelqu'un, c'est le geste
                suprême de l'honneur. On veut l'honorer, on veut l'installer
                vraiment sur un pavois. David est oint parmi ses frères
                pour devenir leur roi. C'est reconnaître au Christ son
                titre de Messie, son titre de Roi.
              Mais non, elle ne veut pas l'honorer, ce sont ses pieds. Et
                là, il faut comprendre aussi la façon d'agir de
                ces sémites et de ces hébreux. On retrouve déjà très
                loin dans l'Ancien Testament ce symbolisme de oindre les pieds
                de quelqu'un avec de l'huile surtout.. Cela peut être aussi
                avec de l'eau. C'est plus simple si on ne dispose pas d'huile. 
              Mais ici nous avons du parfum et on veut exprimer envers cette
                personne le sommet de l'amour passionné mais charnel.
                Ce n'est donc pas un amour spirituel. Ici, Marie aime Jésus
                comme une jeune fille sait aimer le jeune homme de trente ans
                qu'était Jésus. C'est donc cela que la scène
                signifie : elle se donne à lui totalement. Donc, c'est
                un amour total, c'est sa personne qu'elle lui consacre, ce n'est
                pas de la spéculation. 
              Naturellement, c'est extrêmement spirituel, elle sait
                très bien à qui elle a à faire. Lorsque
                je dis charnel, c'est dans le sens pur du terme, le sens beau
                du terme. Ce n'est pas dans le sens dévalué qu'on
                connaît aujourd'hui. Ce n'est pas dans ce sens-là,
                loin de là. Cela veut dire que c'est dans tout son être,
                elle ne se réserve rien, c'est le don de soi total. 
              Et nous trouvons alors, à ce moment-là, dans son
                geste, un peu le geste que nous allons découvrir chez
                le moine. On pourrait presque dire que Marie de Béthanie
                est ainsi la première moniale. D'ailleurs c'est ainsi
                que la Tradition l'a compris.
              La Tradition a fait de Marie, des trois Marie, elle en a fait
                une. Elle a identifié cette Marie de Béthanie avec
                Marie-Madeleine. Et soi-disant, les juifs l'ont embarqué sur
                un radeau. Et ce radeau les a conduits quelque part dans le sud
                de la France, où Marie a débarqué et où elle
                a vécu la vie érémitique à la Sainte-Baume,
                un endroit dont on a parlé dans un livre de ce Père
                Polonais qui a été aumônier là-bas à la
                Sainte-Baume. 
              La Tradition monastique donc l'a vue comme la première
                moniale, et ce n'est pas sans raison. Ce geste est le signe de
                la donation, de l'amour total. Donc, elle ne veut plus être
                que pour le Christ, comme un vrai moine doit l'être. L'amour,
                dans le chef d'un moine, ce n'est pas quelque chose de cérébral,
                c'est l'être entier qui doit être donné au
                Christ. On ne peut rien se réserver.
              Vous voyez là, alors, ce qu'est le vœu de chasteté pour
                un moine. Ce n'est pas un voeu de continence, mais c'est la luminosité de
                l'amour total pour quelqu'un. C'est tout mon être qui est
                donné, ce sont toutes mes puissances affectives, intellectuelles.
                Tout est donné à la personne du Christ. Voilà ce
                que nous allons retrouver dans ce geste de laver les pieds. 
              Maintenant, il serait possible de pousser les choses plus loin
                car nous trouvons déjà cela dans l'Ancien Testament à propos
                de ce geste de laver les pieds. Mais nous n'avons guère
                le temps aujourd'hui. Cela devrait faire le contenu de toute
                une conférence d'exégèse biblique.
              Mais je peux tout de même dire ceci : cet amour que Marie
                témoigne pour Jésus va retrouver un peu ce qui
                est dit dans le Cantique des cantiques. N'oublions pas que le
                Cantique des cantiques, dans la liturgie juive, est le chant
                de la Pâque. Et il est y dit entre autre : Ton
                nom est une huile répandue, et l'amour est plus fort que
                la mort. Les puissances infernales ne peuvent rien contre lui,
                les eaux des enfers ne peuvent pas le submerger. 
              Une petite goutte d'amour (Marie)
                est plus forte que tout l'univers. Alors,
                par le geste que pose Marie qui prouve vraiment son amour devant
                toute la salle - Et le Christ dit : cela sera répété jusqu'à la
                fin du monde, donc à la face du monde - alors, ce geste
                de Marie arme Jésus pour la lutte et la victoire contre
                la mort. 
              Car le geste de laver les pieds a aussi cette signification-là,
                celle d'armer quelqu'un pour le combat qu'il devra entreprendre.
                Et ici, c'est le Christ qui, par cet amour qui est en lui et
                qui de lui déborde sur une simple créature permet à cette
                créature alors de manifester cet amour par le geste de
                laver les pieds avec un parfum et de les essuyer avec ses cheveux. 
              Et alors, à partir de ce moment-là, le Christ
                signifie déjà qu'il va engager une lutte contre
                la mort et qu'il en sera vainqueur. Elle conserve
                ce parfum pour ma sépulture.  Il y a déjà là une
                allusion à sa mort, mais sa mort est déjà dépassée
                parce que cette mort, en réalité, est le sommet
                de sa victoire contre toutes les formes de mort. Cela est déjà signifié dans
                le geste du parfum répandu sur les pieds. Jésus
                est ainsi armé pour un combat et, il est armé pour
                un combat qui sera une passion, et qui sera victorieuse.
              Et maintenant, cela nous permet de comprendre encore un autre
                geste, cette fois-ci posé par le Christ. Le jour du Jeudi-Saint,
                le Christ va laver les pieds de ses disciples avec de l'eau.
                Eh bien, il va poser pour ses disciples exactement le même
                geste que Marie vis-à-vis de lui. 
              Nous l'interprétons le plus souvent comme un geste d'humilité.
                Et c'est vrai, c'est cela aussi. Mais c'est une humilité qui
                est expression de l'amour. Le Christ alors se donne totalement à ses
                disciples. 
              Donc, par amour pour eux, il va se laisser répandre comme
                de l'eau ; il va totalement disparaître. Mais en même
                temps, il va les investir pour le même combat que lui,
                qui sera aussi un combat contre les puissances de mort qui peuvent être
                seulement vaincue par un amour total.
              Voilà donc un peu le sens de cette scène. Je pense
                que nous devons le conserver à l'esprit pendant les jours
                qui vont venir, car il est un peu comme une clef qui permet de
                comprendre certains épisodes qui, tirés de leur
                contexte, peuvent paraître un peu folkloriques. 
              Et lorsque l'Abbé, le jour du Jeudi-Saint, va aussi laver
                les pieds de ses frères, il va aussi poser le même
                geste. Donc cela veut dire que toute sa personne doit être
                expression d'amour pour ses frères. Si ce n'est pas cela,
                il ne refait pas le geste du Christ. 
              Mais en même temps, les frères sont armés
                de façon à pouvoir eux aussi s'aimer les uns les
                autres ; et ainsi, grâce à cette force de l'amour,
                vaincre toutes les puissance de mort qui peuvent être en
                eux et chez les autres.
              Voilà ce que je pouvais dire aujourd'hui. Et ainsi, nous
                verrons demain peut-être encore un autre aspect de ce rôle
                de Judas. Nous comprenons un peu mieux maintenant quel a été le
                drame de cet homme quand nous voyons à côté la
                tragédie de cette Marie dans le contexte maintenant de
                toute l'Histoire du Salut. Judas avait son rôle, Marie
                avait le sien. 
              Maintenant, lequel sera la nôtre ? lequel sera le mien
                ? Il y a en moi du Judas et il y a aussi de la Marie. Et nous
                devons espérer que finalement, ce qui l'emportera en nous,
                ce sera les forces de l'Amour. 
                
                
              MARDI-SAINT. 
              Introduction à la célébration 
                
              Aujourd'hui, l'Evangile nous parle encore de la trahison de
                Judas. Judas avait d'abord trahi dans son coeur. Le Christ le
                savait et il ne s'est pas dérobé ; il a voulu aimer
                jusqu'au bout, au-delà même de toute extrémité.
                C'est de notre coeur que sortent toutes sortes de mal, mais c'est
                de notre coeur aussi que sortent toutes espèces de biens. 
              En ce moment, mes frères, où nous allons revivre
                la passion et la résurrection du Seigneur, descendons
                en notre coeur et laissons-y subsister uniquement des pensées
                et des sentiments inspirés par l'amour. 
                
              Introduction à la
                prière des fidèles.
              Mes frères, la gloire du Christ, nous l'avons entendue,
                c'est d'avoir aimé au-delà de toutes les limites,
                là où il nous est impossible de le suivre, du moins
                maintenant. Au moment où nous présentons nos intentions
                de ce jour, pensons un peu à tous les hommes dans le coeur
                desquels le Christ, pour l'instant, revit sa passion et aussi
                déjà sa résurrection. 
                
              CHAPITRE : Commentaire
                de Jn 13, 21...38
              Nous avons entendu la lecture évangélique d'aujourd'hui
                où Jésus bouleversé dit : «  Il
                y a quelqu'un ici qui va me trahir.  » Et
                Pierre demande au disciple que Jésus aimait : «  Demande
                un peu de qui il s'agit.  » Et Jésus
                dit : «  Voilà, c'est celui auquel
                je vais donner la bouchée.  » 
              J'ai déjà un peu parlé, il y a quelques
                temps, de ce geste du Christ. Ce serait peut-être l'occasion
                de l'approfondir un peu aujourd'hui et de voir alors, quelle
                est la réaction de l'Apôtre Pierre.
              La bouchée, trempée dans la sauce, était
                présentée par le chef, le président du repas, à celui
                des convives qu'il voulait particulièrement honorer. Il
                voulait manifester devant tous que c'était pour celui-là qu'il
                avait le plus d'estime, le plus d'amour. Alors, cette bouchée-là,
                il l'a présentée à Judas. Il ne faut pas
                oublier que quelques instants auparavant, Jésus avait
                lavé les pieds de ses Apôtres, et en particulier
                de Judas. 
              Nous avons vu hier ce que signifiait ce lavement des pieds.
                Jésus s'est totalement donné, dans tout son être, à ses
                hommes qui étaient là, qui constituaient le noyau
                de son Eglise, et à Judas aussi. Or Jésus savait,
                non pas nécessairement de prescience divine. 
              Nous ne devons pas imaginer qu'il y avait un plan bien tracé et
                que, comme dans tout roman qui se tient, il faut quelque part
                un traître. Eh bien, c'est Judas qui devait remplir le
                rôle du traître avec toutes les conséquences.
              Non, ce n'était pas cela ! Jésus, qui était
                un homme extrêmement fin puisque il n'avait aucun défaut
                au plan moral, il voyait et il sentait ce qu'il se passait dans
                l'âme de cet homme qu'il avait aimé puisqu'il en
                avait fait une des colonnes de son Eglise, un des Douze qu'il
                avait le plus aimé, un de ceux en qui il avait le plus
                de confiance. 
              Jésus voyait ce qui se passait, mais ce n'est pas pour
                cela qu'il rompait les ponts comme il aurait pu le faire. Jésus
                laisse aller les choses en essayant toujours de reprendre Judas.
                Il lui a lavé les pieds, et maintenant, il lui donne la
                bouchée. Que se passe-t-il à ce moment-là ?
              A ce moment-là, Jésus va encore plus loin que
                ce geste de lui laver les pieds. Vraiment, à ce moment,
                il se donne à Judas, il s'incorpore à lui. Ce n'est
                pas un geste comme celui qui deviendra le sacrifice eucharistique,
                la communion. Il ne donne pas ici une bouchée transsubstanciée
                en son être propre, mais c'est tout de même par ce
                geste symbolique, le signe que Jésus se donne à lui. 
              Jésus entre en lui vraiment pour s'unir à lui
                par l'intérieur. Il a dû se produire alors en lui
                un choc terrible, car Judas devait être aussi un homme
                très sensible. Son nom symbolique est là : il est louangeur .
                Ce choc terrible de Judas doit être un peu à l'image
                du bouleversement qui se trouvait chez Jésus. 
              Voyez un peu ces deux hommes face à face ! Il y aurait
                là moyen, si on était un artiste, de nouer un drame
                psychologique extraordinaire : le bouleversement de Jésus
                et le choc produit en Judas. Ce bouleversement doit être
                semblable au court-circuit formidable de deux électricité contraires
                qui se rencontrent.
              Voyez ce Jésus et Judas devant lui ! Judas prend la bouchée,
                il ne se passe rien. Si satan entre en Judas après la
                bouchée, Jésus est donc entré en lui. Et
                puis voici satan qui le suit, et le coeur de Judas devient le
                champ de bataille où s'affronte, et le Christ, et satan.
                Et qui l'emporte ? 
              C'est satan qui l'emporte, le Christ le voit de suite. Il dit
                alors à Judas : «  Ecoute, ce que tu
                as à faire, fais-le vite !   » Et
                Judas part. Satan l'emporte déjà dans le coeur
                de Judas comme il l'emportera quelques heures plus tard sur la
                scène du monde. A ce moment-là, le drame de la
                passion est déjà joué, il est déjà joué dans
                son entier. 
              Le drame de la passion n'a plus maintenant qu'à se déployer.
                Le Christ est déjà écrasé par satan
                chez Judas. Maintenant cela va se traduire au niveau public, à notre
                niveau à nous. Mais cela s'est déjà passé dans
                le secret et il n'y en a que deux qui le savent : le Christ et
                Judas. Mais que va-t-il se passer entre ces deux hommes ?
              Ce n'est pas fini. C'est ici que Judas va récupérer
                son nom primitif. Judas refuse toute solidarité avec le
                Christ, il refuse. Maintenant, c'est fait, c'est définitif
                : il part. Il y a encore cette toute petite note de l'évangéliste
                qui montre vraiment que l'évangéliste a vécu
                aussi un peu ce drame. Il dit : « Il faisait
                nuit. » 
              Nous autres, nous dirons que c'est normal, c'était la
                nuit de la Pâque. Non, n'oublions pas que la nuit de la
                Pâque pour les juifs, c'était la nuit de la pleine
                lune. Il ne fait pas tellement nuit dans ces pays-là à la
                pleine lune, il devait faire clair. Et quand ils arrivent dans
                le jardin pour arrêter Jésus, ils ne sont pas là dans
                une obscurité telle qu'ils ne se voient pas. 
              L'évangéliste note qu' il faisait
                    nuit , pour signifier que la rupture est totale
                    maintenant entre Judas et Jésus. Mais Jésus,
                    lui, ne se désolidarise pas de Judas. Il va se solidariser
                    avec Judas par l'intérieur de Judas lui-même.
                    Cela veut dire ceci : à partir de l'instant où le
                    Christ a lavé les pieds de Judas et où il lui
                    a donné la bouchée et est entré en lui,
                    Jésus, lui, demeure fidèle. 
              Le nom de Dieu, un des noms de Dieu, peut-être celui qui
                devrait nous toucher le plus, c'est qu'il est le fidèle .
                Nous, nous pouvons le trahir autant que nous voulons, lui, il
                reste le fidèle , il ne se désolidarise
                pas. Et il va alors aller encore beaucoup plus loin. C'est que
                il va réaliser ce qu'il est. Il est l'Amour.
              Dieu est amour. Jésus est le fils de Dieu, il est lui-même
                amour. Et cet amour, alors, va le porter à vivre le destin
                de Judas qui pourtant lui est totalement étranger. Judas,
                c'est l'inverse de l'amour. Jésus va vivre cela, il va
                le vivre comme s'il était sien, au point de s'identifier à lui. 
              Lorsque saint Paul dit : «  Il a été constitué péché pour
                    nous.  », c'est cela que cette expression
                    signifie. Il s'est identifié à notre sort par
                    l'intérieur de nous-mêmes jusqu'à le
                    faire sien totalement. Lui qui n'a pas commis de péché,
                    il a été fait péché. C'est quelque
                    chose qui dépasse absolument tout ce qu'on peut imaginer? 
              Ce n'est pas encore comme le cas de ce franciscain, dans le
                camps de concentration de Auschwitz, qui avait donné sa
                vie pour un autre prisonnier. Il se substitue à l'autre,
                il meurt à sa place. C'est un geste héroïque
                extraordinaire. Mais ici, cela va beaucoup plus loin.
              Par lui-même, par l'intérieur de lui-même,
                Jésus se solidarise à ce péché. Il
                partage le destin de la damnation de Judas. C'est cela que ça
                veut dire clairement parlant. Il va donc l'accompagner jusqu'au
                plus extrême de la situation dans laquelle Judas s'est
                placé par le fait même qu'il s'est placé contre
                le Christ, par le fait qu'il a choisi contre sa vocation, contre
                son être, contre ce qu'il devait être, contre l'Amour.
                Le Christ va le suivre jusque là. 
              Si bien qu'il s'est trouvé ceci que Judas a certainement
                expérimenté, peut-être pas au moment même,
                mais à un moment donné de sa vie, certainement
                alors après sa mort. Et c'est que dans sa solitude de
                damné, de condamné, Judas a retrouvé le
                Christ ; il l'a suivi jusque là. Donc il fallait que le
                Christ mourut. 
              Il faut bien comprendre ce qu'est la mort pour le Fils de Dieu.
                Ce n'est pas encore exactement comme pour nous. Il est mort comme
                Dieu, il est né comme Dieu. Jésus, tel qu'il est
                là, c'est Dieu qui est venu au monde dans le sein de la
                Vierge Marie, c'est Dieu qui est mort sur une croix, c'est Dieu
                qui est ressuscité, c'est la personne du Verbe incarné dans
                la personne de celui qui nous apparaît comme l'homme Jésus.
              Nous avons donc Dieu qui meurt et qui du fait de sa mort, et
                du fait qu'il s'est identifié au sort de Judas, descend
                encore plus profondément que lui, là où Judas
                lui-même en tant qu'homme ne sait pas accéder. C'est
                ce que Saint Grégoire exprime dans son expression inferno
                profundior . Il est plus profond que l'enfer lui-même.
                Le Verbe de Dieu va plus profond que l'enfer et il le soulève.
                Donc cela va jusque là. 
              Et ainsi finalement, dans cette mort qui est absolument l'impuissance
                absolue de la mort, l'impuissance absolue de l'amour car, à ce
                moment-là celui qui est mort ne sait plus rien faire ;
                aussi longtemps qu'on est vivant, on peut encore tenter quelque
                chose, mais dès qu'on est mort, on ne sait plus rien faire. 
              Mais quand cette mort est subie par amour, vous avez l'impuissance
                absolue de l'amour qui descend plus bas que la haine et l'aversion,
                qui la prend, et la transforme, et la sauve, et la récupère.
                Voilà ce qu'il a fait pour le péché !
              C'est donc là le plus profond du mystère de la
                Rédemption, et c'est à cela que nous devons réfléchir
                pendant cette période qui sépare la mort de Jésus
                et sa résurrection. Il est dit dans le Credo : «   il
                est descendu aux enfers » . C'est cela
                que cela signifie. 
              Nous devrions réfléchir à ce fait : l'impuissance
                absolue dans laquelle se trouve alors le Verbe de Dieu incarné,
                donc Dieu lui-même, c'est le moment où il sauve
                tout parce que l'Amour est plus fort que la mort ; il descend
                plus bas qu'elle et il peut alors la transfigurer. Ce n'est pas
                facile à comprendre !
              Je pense que pour bien le comprendre, nous devrions le vivre
                nous-mêmes. C'est Nietzsche qui a dit : «  Dieu
                a aussi son enfer, et l'enfer de Dieu, c'est l'amour » .
                Je pense qu'il a raison. Aimer, c'est infernal ! Nous, lorsque
                nous aimons, nous attendons la réciprocité et cette
                réciprocité encourage notre amour et le fait croître
                encore. 
              Mais il se trouve de situations où il n'y a pas de réciprocité,
                où il y a trahison de l'amour, où il y a refus
                absolu de l'amour, où il y a tentative de destruction
                de la personne qui aime et où il y a finalement destruction
                de la personne. Et malgré tout cela, il faut aimer. C'est
                cela que le Christ a subi, c'est cela l'enfer de l'amour plus
                profond que l'enfer de la haine parce que à ce moment-là,
                il l'évacue. C'est cela le drame de la Rédemption
                !
              Et le cachet qui montre qu'il en est bien ainsi, alors ce sera
                la Résurrection. Mais la résurrection vient d'ailleurs,
                c'est le Père qui ressuscite. Ce n'est pas Jésus
                qui se ressuscite lui-même, c'est le Père dont il
                a été séparé par le fait qu'il se
                solidarisait avec les condamnés, les pécheurs. 
              C'est ce Père qui était séparé de
                lui qui, à un moment donné, le ressuscite et le
                ramène à la vie, mais à une vie qui maintenant
                est autre, à une vie dans l'univers de l'amour total.
                Et à ce moment-là, tous les hommes en lui remontent
                avec lui. 
              Vous aurez cela dans les icônes, dans les littératures,
                vous aurez cela partout. On voit Jésus qui prend Adam,
                qui prend tous les hommes et qui les fait remonter hors de l'enfer
                avec lui. Mais c'est le Père qui fait tout et, le seul
                lien qui existait à ce moment-là entre le Père
                et le Fils mort, c'était cet amour qui liait le Père
                au Fils.
              Lorsque le Christ dit sur la croix : «  Mon
                  Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?  »,
                  sachons bien que c'est réel. A ce moment-là,
                  Dieu l'a réellement abandonné, puisque le Christ
                  s'est réellement solidarisé au péché et
                  aux pécheurs. Il s'est solidarisé avec eux et
                  il s'est coupé de son Père. C'est un véritable
                  drame qui est ici à l'origine de tout. Le Christ lui-même
                  le dit. 
              Le drame de la Rédemption, au moment
                où Judas prend la bouchée et où il sort,
                ce drame est déjà joué et terminé en
                noyau, en germe, in nucleo . Il est déjà termine
                et c'est pourquoi le Christ peut enchaîné de suite
                : «  Maintenant le Fils de l'Homme a été glorifié  ».
                C'est déjà fait, il a déjà rempli
                sa mission, mais dans une seule personne, avec Judas. Il lui
                suffira maintenant de la conduire jusqu'au bout pour toute l'humanité. 
              Mais il ne dit pas : «  Le Christ a été glorifié  »,
                il dit : «  le Fils de l'Homme  » Donc
                cet homme, unique en son genre, qui est Dieu lui-même incarné est
                glorifié parce que en lui tout l'univers est déjà récupéré,
                est déjà sauvé. Mais dès cet instant,
                il s'est passé en quelques minutes quelque chose que il
                nous faut toute une vie pour le réaliser en nous.
              Maintenant, vous avez la réaction de Pierre. Jésus
                dit : «  Maintenant je m'en vais, et où je
                vais vous ne pouvez pas me suivre maintenant  ».
                Et Pierre dit : «  Pourquoi pas ?  ».
                Et Jésus de répondre : «  Oui,
                plus tard, mais pas maintenant  ». Et devant
                son insistance, Jésus lui dit : «  Tais-toi,
                tu parles comme un gamin.  » 
              Pierre ne saurait pas encore le suivre maintenant parce que
                ce n'est pas encore tout à fait accompli. C'est fait,
                mais en noyau. Il faut maintenant que ce noyau se déploie.
                Et lorsque ce sera accompli, les autres le suivront. Ces autres
                dont il a lavé les pieds, il devra maintenant les faire
                entrer dans sa mission. 
              Car il s'est donné à eux, mais il les a aussi
                investi de sa mission par le même geste. Cette mission
                va devoir commencer, et alors, ils le suivront. Ils le suivront
                réellement lorsque, plus tard, ils auront reçu
                le don de l'Esprit qui va soudainement leur ouvrir les yeux.
              Ils vont découvrir qui était Jésus et ce
                que réellement il attend d'eux. Alors Pierre comprendra
                que ce que Jésus lui demandait, c'était que lui
                aussi, et puis les autres Apôtres, et puis tous ceux qui
                se grouperont autour d'eux, tous ceux qui constitueront l'Eglise
                de Dieu, que tous devront, comme le Christ l'avait fait, aimer
                jusqu'à donner leur vie pour tous. Pas pour tous dans
                l'abstrait, mais ce sera parfois comme pour Judas, donner leur
                vie pour une seule personne, et dans cette personne alors les
                atteindre toutes.
              C'est ce que Dieu attend de quelqu'un lorsqu'il l'appelle à la
                vie monastique. Cette vie monastique, c'est donc le passage d'un état
                d'inconscience chez l'homme - état animal, diront les
                Pères, état psychique, dira Saint Paul - un état
                d'inconscience qui fait qu'on ne vit que pour soi, qu'on ne pense
                qu'à soi. 
              Cet état d'inconscience, on doit en sortir pour pouvoir
                entrer dans l'autre, vivre le destin de l'autre, c'est à dire
                l'aimer, devenir semblable à l'autre et pousser l'amour
                alors jusqu'à ne plus vivre pour soi mais pour celui qui
                est aimé. 
              Et celui qui le premier est aimé, c'est cette personne
                du Christ dans lequel on entre. Mais c'est plutôt l'inverse,
                lui entre en nous de façon à pouvoir revivre par
                notre intermédiaire tout ce mystère - que j'ai
                essayé d'élucider un tout petit peu, mais extrêmement
                mal - le mystère de cette Rédemption. 
              Oui, le mystère de cette Rédemption qui s'est
                déjà nouée au moment où Jésus,
                dans ce repas, donne la bouchée à Judas en lui
                disant : «  Ecoute maintenant, ce que tu as à faire,
                fais-le, mais je te reste solidaire. Et à cause de cela,
                maintenant, le Fils de l'Homme que je suis, va être glorifié  ». 
                
                
              MERCREDI-SAINT.
              Introduction à la célébration.
              Mes frères,
              Nous voici arrivés à la moitié de la semaine
                sainte. Nous allons entendre que c'est aujourd'hui que se noue
                définitivement le drame de la Passion. Judas va vendre
                le Christ et, en Judas, c'est nous qui le vendons. Ne perdons
                jamais cela de vue. Chaque fois que nous commettons une faute
                contre l'amour, nous vendons notre frère, et dans notre
                frère, c'est le Christ que nous vendons, et toujours pour
                quelque chose qui peut se monnayer; 
              Mais, comme je me suis efforcé de l'expliquer hier soir,
                le Christ, qui est Dieu incarné, descend avec nous jusqu'au
                coeur de notre faute. Il descend même plus bas qu'elle
                de façon à pouvoir nous prendre, nous saisir et
                nous faire sortir du trou dans lequel nous sommes tombés. 
              C'est cela tout le mystère de notre Pâque, de ce
                passage en lui ! Et grâce à lui, ce passage d'un état
                de mort dans lequel nous nous sommes plongés vers une
                vie dont nous ne soupçonnons pas maintenant toute la beauté. 
                
              Introduction à la
                prière des fidèles. 
              Mes frères,
              L'humanité, qui est le corps du Christ en voie de croissance,
                passe sans arrêt d'un état qui la fait tomber dans
                la mort à un autre état qui la fait grandir vers
                la vie. 
              Prions, si vous le voulez bien, pour tous les hommes, pour ceux
                qui en ces jours-ci vont fêter la Pâque, et aussi
                pour ceux qui ne la fêteront pas, soit par ignorance, soit
                par négligence. 
                
              CHAPITRE : Commentaire
                de Jn 26, 14-25 
              Mes frères,
              S'il fallait épuiser tout le destin de l'Apôtre
                Judas, il nous faudrait y consacrer beaucoup plus que trois soirées.
                On est donc obligé d'opérer un tri, c'est à dire
                de se limiter. Aujourd'hui, si vous le voulez bien, nous allons
                essayer de découvrir quel était le défaut
                de Judas. 
              A première vue, on dirait que c'est l'avarice. C'est
                un peu simple, me semble-t-il. L'avarice, c'est une passion que
                les premiers moines ont très bien étudié.
                C'est donc un dérèglement d'une tendance qui en
                soi est bonne. 
              La tendance bonne, c'est que je dois me procurer ce qui me permet
                de subsister : la nourriture, le vêtement, le logement,
                etc. Si j'exagère par un besoin de sécurité,
                alors je glisserai vers l'avarice. Par contre, si je ne prends
                pas les choses trop au sérieux, si je me néglige,
                je tomberai dans le vice de la prodigalité. Je vais mettre
                ma propre existence et celle des autres en danger. Il y avait
                quelque chose de plus profond chez Judas, me semble-t-il, et
                nous allons y arriver.
              D'abord, nous voyons Judas qui vend Jésus, tout bonnement.
                Voici Jésus qui devient l'objet d'un trafic, d'un marchandage.
                Il est pesé, il est évalué, il est jaugé,
                il est jugé. Finalement on tombe d'accord, ce sera pour
                trente pièces. Aujourd'hui, on comprendrait mieux si on
                disait que ce sera pour trente billets. 
              Remarquez en passant ce chiffre trente ! C'est exactement le
                dixième, les dix pour cent, la dîme des trois cent
                billets auxquels le parfum de Marie de Béthanie avait été estimé par
                Judas. Voici qu'il reçoit la dîme de ces trois cent
                pièces, il en reçoit trente. Marie avait donné toute
                sa vie en répandant ce parfum sur les pieds de Jésus.
                Eh bien Judas, lui, il va vendre Jésus pour la dîme. 
              On pourrait à partir de là peut-être établir
                une hypothèse - mais je ne suis pas un Père de
                l'Eglise - en partant de cette dîme de supposer que Judas était
                peut-être un lévite ou un prêtre de la tribu
                de Lévi. Il avait le droit de prélever la dîme
                sur les offrandes, il avait donc le droit de prélever
                la dîme sur l'offrande de Marie. Il récupérait
                donc tout de même quelque chose en vendant Jésus.
              Voici donc Jésus vendu par Judas. Oui, mais comment cela
                a-t-il été possible? Cela a été possible
                dès le jour où Judas a vu dans Jésus un
                objet dont on pouvait tirer quelque chose, dès l'instant
                où le regard qu'il a posé sur lui n'était
                plus un regard d'admiration, ni de respect, ni d'amour. 
              C'était un regard inquisiteur et critique qui a commencé à fouiller
                Jésus, qui a essayé de percer les motivations de
                Jésus, qui a commencé à juger les paroles
                de Jésus, à trancher dans le vif de l'être
                de Jésus. A ce moment-là, l'amour commençait à fondre
                chez Judas et finalement, il disparaissait. Judas traitait Jésus
                comme un objet, il ne le regardait plus comme auparavant.
              Ici, nous pouvons nous demander si, de ce côté-là,
                nous ne sommes pas un peu les cousins de Judas. Dès l'instant
                où je porte un regard inquisiteur et critique, je juge
                la personne de mon frère sur cet endroit de mon frère
                qui lui est strictement original. A ce moment-là, je l'objective,
                je le traite comme un objet, et je le vends. Je le vends à qui
                ? Je le vends à moi-même d'abord, j'en fais une
                proie. Et puis, cela peut très bien aller plus loin, je
                le vends aux autres disant quel est le prix que moi je lui accorde. 
              Vous allez penser que je caricature un peu ? C'est vrai, je
                caricature pour mieux faire ressortir l'odieux de nos attitudes.
                Nous ne devons pas avoir peur de regarder la réalité en
                face. Lorsque nous succombons à ce piège, parce
                que c'est vraiment un piège, à ce moment-là,
                nous sommes en dehors de la vérité, nous sommes
                en dehors de la charité et, nous nous retrouvons les cousins,
                pour ne pas dire les frères de Judas. C'est exactement
                le contraire de l'amour.
              l'Amour, lui ne regarde jamais, au grand jamais, l'autre comme
                un objet. Au contraire, il le regarde toujours comme Dieu lui-même
                le regarde. Dieu, lui, ne s'arrête pas aux apparences.
                Il y a à notre épiderme une quantité de
                choses qui sont répréhensibles. On ne peut pas
                dire que c'est bien lorsque c'est mal. Mais Dieu, lui, va infiniment
                plus loin. 
              Dieu va à cet endroit où nous sommes promus et
                promis à la vie éternelle. Il nous voit déjà dans
                notre être d'éternité, il nous voit déjà tel
                qu'il nous veut. Et ce regard d'amour qu'il porte au plus profond
                de notre être, là où nous sommes entrain
                de naître à sa propre vie, c'est ce regard d'amour
                qui fait que sa vie se développe en nous. Si, ne fut-ce
                qu'un instant, Dieu cessait de porter sur notre être ce
                regard d'amour, nous serions perdu.
              Et ce qu'il attend de nous, c'est que nous aussi nous portions
                sur notre frère ce regard d'amour, un regard qui le voit à cet
                endroit où Dieu est entrain de le faire naître à la
                vie divine. Le reste, c'est vrai aussi ; on ne peut pas applaudir
                quand c'est mal. Mais c'est la mousse, c'est l'écume qui
                est destinée à être écumée, à être
                enlevée et à disparaître. 
              L'Amour est donc intersubjectivité pure. Il transcende
                tout ce qui se perçoit et il ne juge pas. Au contraire,
                son jugement est toujours favorable parce que, dans les profondeurs,
                il atteint l'homme là où Dieu est entrain de le
                faire devenir fils de Dieu. Le reste, il juge l'action, mais
                il ne juge pas l'homme. 
              C'est ce que Judas n'a pas fait, sinon il aurait certainement
                perçu dans les profondeurs qui était cet homme
                qu'il avait devant lui. Il ne devait pas nécessairement
                dire «  c'est le Fils de Dieu !   »,
                mais dire «  C'est quelqu'un à qui
                je puis donner ma foi et mon amour  ».
                Judas n'a pas pu le faire, ou à un moment donné,
                il ne l'a plus fait.
              Alors, l'amour est aussi le contraire de l'attitude de Judas.
                L'Amour est gratuité totale. L'Amour ne se paie pas, l'amour
                ne se paie que par l'amour. Il ne veut absolument rien d'autre
                que lui, il se nourrit de lui-même. 
              Je n'aime pas quelqu'un pour le profit que je vais en retirer.
                Mais dès l'instant où je l'aime pour un profit, à ce
                moment-là, je l'ai évalué et objectivé.
                Il devient pour moi comme une outre dont je vais retirer de l'eau
                ou une barrique dont je vais tirer du vin. J'aime parce qu'il
                me rapporte. 
              Non, l'amour est gratuit, il ne me rapporte rien ; si il me
                rapporte, au lieu de l'amour, il me rapporte du mépris.
                Mais j'aime quand même, je vais au-delà de l'homme
                qui me méprise pour entrer à l'intérieur
                de l'homme qui est appelé à aimer. N'oublions pas
                que le regard que nous posons sur notre frère le métamorphose,
                même si cela n'apparaît pas tout de suite. Un jour
                cela apparaîtra quand nous serons tous ensemble dans la
                lumière.
              Mais cette gratuité totale de l'amour, ce n'est pas quelque
                chose de naturel, il faut bien le dire. Ici, nous ne pouvons
                aimer de cette façon que si l'amour de Dieu nous travaille.
                L'Amour vient de Dieu, il est ex Do , ce n'est
                pas de l'ordre de la nature. D'ailleurs, il y a un saint qui
                a dit - je pense que c'est Saint Jean de la Croix - « Le
                plus petit mouvement d'amour a infiniment plus de valeur que
                tout l'univers entier ».  Pourquoi ?
                Parce que c'est d'un autre ordre, c'est de l'ordre divin ; et
                le reste est d'ordre naturel. Il faut sacrifier tout pour ce
                plus petit mouvement d'amour et la plus petite étincelle
                d'amour qui se trouve chez quelqu'un. Cela est suffisant !
              C'est ce que Judas n'a pas fait. Judas, lui, a trafiqué de
                Jésus et il s'est placé alors en dehors de l'ordre
                de l'amour. Mais pourquoi ? Comment en est-il arrivé là ?
                Ici, je pense que nous pouvons trouver la réponse dans
                ce que le prophète Isaïe nous a dit ce matin, la
                réponse par le contraire. 
              Judas était certainement au départ un homme exceptionnel,
                un homme brillant. Il était un disciple de la toute première
                heure ; un disciple fidèle, il n'avait pas lâché Jésus
                ; un disciple exceptionnel puisque il avait été choisi
                comme apôtre. Donc, c'était un homme de confiance,
                un sur lequel devait être construite toute l'Eglise pour
                l'éternité. 
              Jésus l'a dit : «  Je vous ai choisis
                  et je sais qui j'ai choisi, et parmi vous il y a un démon  ».
                  Donc quelqu'un qui était en train de devenir démoniaque.
                  Ce démon, c'était Judas ! Mais pourquoi ?
              Cela ne peut être que pour une raison, me semble-t-il.
                Il devait être exactement le contraire du prophète
                : il n'avait pas une oreille de disciple. Cela veut dire que à un
                moment donné Judas n'a plus écouté ce que
                lui disait Jésus. Il y en a d'autres qui l'ont fait, mais
                ils ont eu l'honnêteté de le dire et de partir. «  C'est
                trop difficile à entendre ce qu'il dit là  » déclarent-ils
                quand Jésus parle du pain de vie. «  Nous
                ne pouvons plus suivre cet homme  ». 
              Jésus demande alors au groupe des Apôtres : «  Et
                  vous, est-ce que vous allez partir aussi ?  ». «  Non  » dit
                  Pierre, «  Toi, tu as les paroles de
                  la vie éternelle  ». C'est
                  cela l'oreille du disciple ! Quoi que tu dises, nous n'y comprenons
                  rien. Mais voilà, nous te faisons confiance et nous
                  croyons. Et c'est ça qui, à un moment donné,
                  s'est lâché chez Judas, insensiblement ou brutalement.
              Alors, Judas a commencé à choisir parmi les paroles
                de Jésus. Celles qui lui conviennent, il les prend ; celles
                qui ne lui conviennent pas, il les rejette. Alors s'édifie
                en lui un petit univers dans lequel il se complaît, mais
                univers qui se construit à côté de l'univers
                de Jésus et de ses disciples. Le voici en marge. Alors, étant
                en marge, il se produit ce phénomène que nous prenons
                probablement à la légère mais qui, chez
                Saint Benoît, est extrêmement grave : c'est l'excommunication. 
              Pour Saint Benoît, excommunier quelqu'un, c'est le mettre
                en marge de la communauté. C'est le châtiment suprême
                avant l'expulsion. Mais nous, on dirait : « Tant mieux,
                je serai au moins tranquille maintenant, quand je suis dehors,
                je n'écoute plus ». Judas s'était excommunié parce
                que il n'avait plus son oreille de disciple. 
              Les autres Apôtres ne valaient certainement pas mieux
                que lui ; ils valaient peut-être moins que lui ? Ils ne
                sont pas toujours d'accord avec Jésus. Jésus doit
                parfois dire à Pierre : «  Fiche-moi
                la paix, tu es un démon, tu es un satan pour moi  ».
                Il a dit cela à Pierre, mais cela ne fait rien. Pierre
                a eu son franc parlé, il a dit ce qu'il pensait, mais
                il écoute quand même. Pierre ne comprend pas, mais
                il écoute, il fait confiance. 
              Ce monde des Apôtres était un monde exactement
                comme le monde des hommes. Mais ils avaient cette qualité,
                excepté Judas, qu'ils savaient faire confiance. Ils gardaient
                cette confiance et ils l'entretenaient. 
              A l'extrême maintenant, pour ne plus écouter, on
                ne veut plus entendre. Et ne voulant plus entendre, on veut se
                débarrasser de celui qui parle. Et le moyen de se débarrasser,
                c'est de détruire et de tuer. Le fait de ne plus écouter
                finalement aboutit au meurtre.
              Vous aurez cela aussi dans la vie de Saint Benoît. Le
                disciple, à un moment donné, met du poison dans
                sa boisson. Saint Benoît prononce la bénédiction
                sur la boisson. Et Saint Grégoire dit : «  Le
                vase qui contenait la mort n'a pas pu supporter la parole de
                vie et il s'est brisé  ». 
              Saint Benoît comprend qu'on a voulu l'empoisonner et il
                dit : «  Maintenant, je m'en vais. Je
                vais vous laisser entre vous. Vous êtes débarrassés
                de moi sans m'avoir tué  ». Ne
                plus écouter normalement aboutit au meurtre. C'est ce
                qui est arrivé, me semble-t-il, pour Judas. Il a été jusque
                là !
              Les autres Apôtres, c'est exactement l'inverse. Eux, ils écoutent
                et, écoutant, ils se laissent faire. Ils croient, ils
                espèrent, ils suivent. Et en suivant, ils réalisent
                la Pâque. Ils passent à travers toutes les obscurités
                et, malgré leurs lâchetés parce que à un
                moment donné ils vont laisser tomber Jésus, malgré cela,
                malgré leurs lâchetés, ils croient encore.
                Ils se retrouvent entre eux, et ils aboutissent dans l'univers
                de la résurrection, ils le voient ressuscité et,
                plus tard, ils recevront son Esprit. 
              C'est ce que Judas n'a pas pu faire et je pense que c'est un
                avertissement pour nous. Pour moi d'abord, pour moi le tout premier
                parce que la position que j'occupe exige que je sois le premier écoutant.
                Si je ne suis pas à l'écoute de ce que dit l'Esprit,
                soit directement dans la prière, soit par l'intermédiaire
                de la communauté, soit par l'intermédiaire de l'un
                ou l'autre frère qui peut me faire une remarque, si je
                ne suis pas humblement à l'écoute, alors je me
                coupe insensiblement. Je ne sais pas où je vais, mais
                je sais très bien où est arrivé Judas et
                je ne veux pas aller là-bas. Et ce qui est vrai pour moi
                est aussi vrai pour chacun d'entre nous.
              Mes frères, il est temps d'arrêter. Gardons toujours
                très fort notre foi, notre espérance et notre amour
                en celui qui nous a appelés, celui qui veut nous combler
                et celui dont nous allons revivre avec force tout le drame, à partir
                de demain surtout. Nous l'avons déjà perçu
                depuis dimanche. 
              Demain, nous allons entrer à vif dedans. Essayons de
                saisir par l'intérieur tout ce que le Christ a vécu
                pour que nous ne l'oublions jamais ; il le revit encore maintenant
                en chacun d'entre nous. Et s'il veut nous faire passer par une
                mort semblable à la sienne - mort mystique naturellement
                - il veut aussi nous faire participer à une résurrection
                semblable à la sienne ; d'abord une résurrection
                d'ordre mystique en nous faisant prendre conscience en nous de
                sa propre vie divine, puis alors à une véritable
                résurrection de la chair qui, elle, sera pour l'heure
                que lui voudra. 
              
               
              JEUDI-SAINT. 
              Introduction à la célébration. 
              Mes frères, 
              Nous voici arrivés au seuil du drame pascal proprement
                dit. Nous en avons suivi les prodromes jour après jour
                depuis dimanche, nous en avons même reconnu les traces
                dans le contexte de notre existence personnelle. 
              La vie du chrétien, celle du moine surtout, est un exode
                continuel à travers une succession de morts à soi-même,
                un exode vers ce Royaume dont l'unique loi est l'amour. 
              Préparons-nous à vivre l'événement
                d'aujourd'hui avec la foi et l'espérance d'hommes pécheurs
                certes, mais des pécheurs qui se savent engagés à la
                suite du Christ sur une route qui conduit à la résurrection. 
                
              Homélie. 
              Mes frères, 
              Nous ne sommes pas les premiers à nous engager à la
                suite du Christ dans cette traversée qui va nous conduire
                d'une région à une autre. Cette traversée
                doit nous conduire de l'étroitesse et de l'angoisse d'une
                condition déprimante - celle des pécheurs -, des
                milles entraves des passions et des vices vers la souplesse merveilleuse
                de l'amour. 
              Non, nous ne sommes pas les premiers ; nous nous joignons à une
                caravane qui a pris le départ - nous venons de l'entendre
                - un certain soir, il y a bien longtemps, au pays d'Egypte. Et
                déjà le Christ était là, Rocher mystérieux,
                qui tirait de sa substance un breuvage de vie dont les flots
                nous baignent encore aujourd'hui. 
              Non seulement ils nous baignent, mais ils nous portent. En eux,
                nous touchons le terme de notre voyage et, déjà,
                nos yeux peuvent contempler ce qui n'est pas monté au
                coeur de l'homme. 
              Non, il n'est jamais monté au coeur de l'homme que un
                Dieu, que le corps et le sang d'un Dieu s'assimilerait tellement à notre être
                qu'il deviendrait le sang de notre sang et la chair de notre
                chair. Oui, c'est jusque là que Dieu devient homme ! Et
                ce n'est pas une façon allégorique de parler, c'est
                la réalité. 
              L'issue heureuse de notre marche, c'est la claire conscience
                de cette assimilation du Christ à notre être, la
                claire conscience de notre totale métamorphose en lui.
                La mort que nous portons en nous, qui un jour paraîtra
                triompher de notre organisme de chair, cette mort, en réalité,
                est engloutie déjà dans la vie qu'il est, Lui,
                et cela pour jamais. Un jour, cela transparaîtra. Certains
                ont déjà ce privilège de la sentir bouillonner
                en eux et, déjà d'une certaine façon, de
                l'expérimenter et de la voir. C'est cela qui doit normalement être
                l'issue heureuse de cette longue marche. 
              Mais en attendant, il faut continuer à marcher, il faut
                continuer à placer ses pas sur les traces du Christ. Cela
                signifie que nous devons en arriver à aimer comme lui
                a aimé, au-delà de toute extrémité.
                Il nous en a prévenu, et il nous prévient toujours
                d'ailleurs. 
              C'est un sentier resserré, c'est une porte étroite,
                tellement étroite que pour la franchir, il faut littéralement
                se vider de soi-même et laisser l'autre, laisser le frère
                s'incarner en nous avec sa misère, avec sa déchéance,
                tel qu'il est avec son péché. Et encore après
                cela, mourir à sa place. C'est ce qu'a fait Jésus
                ! Ainsi doit faire l'Abbé, ainsi dois-je faire, moi, pour
                chacun d'entre vous si je suis réellement parmi vous celui
                qu'il m'appartient d'être, le Christ. 
              Pour vous montrer qu'il en est bien ainsi, et pour vous montrer
                que ma route personnelle passe par un anéantissement de
                cette sorte, je vais refaire pour vous le geste du Christ, je
                vais vous laver les pieds. Et dans ce geste que je vais poser à la
                suite du Christ, je vais me donner à vous corps et âme. 
              Mais en même temps, je vais vous armer dans ce combat
                contre les puissances du mal, ce combat que nous sommes tenus
                de mener depuis le jour où nous nous sommes engagés à la
                suite du Christ, et depuis le jour surtout où nous nous
                sommes donnés à lui dans la vie monastique. 
              Mais à travers ce geste que je vais poser, vous saurez
                que votre route est parallèle à la mienne et que,
                vous devez vous aussi, vous laver les pieds les uns des autres.
                Vous ne devez plus vivre pour vous, vous devez vivre pour votre
                frère, lui laissant si possible toute la place en vous. 
              C'est à cette condition, et c'est une condition indispensable,
                que vous aurez part au Royaume, au Royaume du Christ et de son
                Père, vers lequel s'acheminent ceux qui partout dans le
                monde mènent avec nous l'âpre mais exaltant combat
                de l'amour. 
               
              Introduction à la
                prière des fidèles. 
              Mes frères,
              Aujourd'hui, pour la première fois, le Christ a donné aux
                hommes sa chair à manger et son sang à boire ;
                et quelques instants auparavant, il s'était donné entièrement
                déjà en lavant les pieds de ses disciples. Maintenant,
                il vit réellement en eux. Prenons entre nos mains les
                peines, les pleurs, les espoirs de l'humanité entière
                et, présentons-les à ce Seigneur qui nous a aimés
                au-delà de toute mesure. 
                
                
              VENDREDI-SAINT. 
              Homélie à la célébration.
              Mes frères,
              Que faut-il dire après avoir entendu le récit
                d'une telle tragédie ? Le mieux serait de se taire, mais
                il faut tout de même bien parler. Alors, si vous le voulez
                bien, secouons-nous et prenons conscience de ceci : 
              Celui dont nous venons d'entendre le récit de la transpassion
                est ici et nos yeux peuvent le voir s'ils sont suffisamment purs.
                Il est ici parmi nous, débordant d'une vitalité qu'il
                brûle de nous faire partager. Mais voilà, accepterons-nous
                le cadeau qu'il nous destine ? 
              Pourquoi une telle question ? N'est-il pas naturel, instinctif,
                d'accepter un cadeau de cette sorte : le cadeau de la vie, de
                la vie perdurable, de la vie éternelle, de la vie divine.
                Pourquoi donc une telle question ?
              Mais parce que ce cadeau qu'il nous offre, il faut bien le dire,
                est enrobé de ce que nous appelons, de ce que nous devons
                appeler la mort. N'ayons pas peur de regarder la réalité en
                face ; c'est le moment aujourd'hui. 
              Et le prophète va nous y aider, ce prophète qui
                est sur notre route comme un phare qui projette une lumière.
                Il va nous donner la force, et va nous remplir de paix, quoique
                ce qu'il va nous dire ne soit pas facile à entendre. 
              Et que nous dit-il ? Il nous dit, il nous déclare clairement
                ce que le Christ attend de nous. Et ce que le Christ attend de
                nous, c'est que nous nous dépouillons de nous-mêmes
                jusqu'à la mort et, que nous nous chargions des péchés
                des autres.
              Quand il s'agit de moines, mes frères, il n'y a pas d'autre
                accès vers la vie véritable, ni pour nous-mêmes,
                ni pour ceux qui nous sont mystérieusement reliés.
                Naturellement, c'est tout autre chose que de courir une carrière
                qui nous rapporterait avantage et honneur. 
              Le mirage est pourtant toujours là, insidieusement agissant,
                le Christ lui-même l'a ressenti. Il en a ressenti la mystérieuse
                attirance, mais il a préféré la mort de
                la croix. Et il n'y a rien à faire, nous-mêmes,
                nous sommes acculés à choisir. Et encore une fois,
                ce n'est pas de toute facilité. 
              Non, chair et esprit se hérissent dans la perspective
                de renoncements qui semblent bien dépasser la mesure de
                nos faibles forces. Si je puis me permettre ce paradoxe, disons
                plutôt de notre trop évidente lâcheté.
              Au fond, comme je l'ai dit hier, nous devons laisser les autres
                s'incarner en nous avec la bestiale virulence de leurs péchés.
                Et une fois devenu eux, nous devons mourir à leur place
                et peut-être même sous leurs coups. C'est là aimer
                d'une manière divine, mais c'est là aussi le triomphe
                absolu, définitif. C'est jusque là que le Christ
                nous a aimés. 
              En vénérant la croix dans quelques instants, nous
                allons marquer par un geste bien précis en baisant les
                pieds du Crucifié, nous allons marquer notre désir
                et notre volonté de suivre le Christ jusque dans une telle
                mort. 
              C'est un devoir pour chacun de nous et en tout premier lieu
                pour l'Abbé, ce qui veut dire en tout premier lieu pour
                moi. Mais notre espérance, celle qui est au fond de nous,
                celle qui nous permet de continuer à marcher car nous
                savons où nous allons, notre espérance, c'est que
                cette offrande de tout nous-mêmes, elle soit prise au sérieux,
                elle soit prise à la lettre et que, du même coup,
                nous basculions de façon irréversible du côté de
                la vie.
              Amen. 
                
                
              Exhortation à Complies.
              Mes frères,
              Le Verbe de Dieu, dans la personne du Fils, a voulu connaître
                dans une chair d'homme les brûlantes blessures de la souffrance,
                de toutes les souffrances physiques, morales et spirituelles.
                Il les a expérimentées à la manière
                de Dieu, à un degré infini. 
              Il y a là un mystère devant lequel notre raison
                défaille, le mystère de l'amour : Dieu
                a tant aimé le monde  Jamais nous ne parviendrons à arriver
                au terme de cette simple expression :  Il a tant
                aimé le monde . Et aujourd'hui, au stade
                de notre liturgie, cet amour est réduit à l'absolue
                impuissance de la mort. 
              C'est cela la Christ au tombeau ! Dans ce tombeau, il n'y a
                plus rien qu'un cadavre et de l'amour. Mais cet amour porte un
                nom, cet amour a un visage. Et Dieu qui est l'amour va réaliser
                l'incroyable mystère de la résurrection : d'abord
                le Christ, et demain, nous !
              Mes frères, croyons à l'amour. En ces moments
                où nous vivons la Pâque, et aussi tous les jours
                de notre vie, croyons à l'amour. Lui seul ouvre les tombeaux
                et lui seul est capable de vaincre la mort. Il est seul plus
                fort que la mort. 
              Mes frères, croyons donc à l'amour ! Croyons-y
                pour nous-mêmes et croyons-y aussi pour les autres. Et
                nous-mêmes, dès maintenant, nous aussi, aimons ! 
                
                
              VIGILE PASCALE. 
              Introduction aux lectures. 
               
              LECTURE I : Gen 1, 1-2, 2.
              Nous allons d'abord nous rappeler nos plus lointaines origines.
                L'homme est l'univers devenu conscient de lui-même, la
                fleur patiemment cultivée dans laquelle Dieu aime le cosmos
                entier. Nous sommes voulus, façonnés, portés
                par la Parole de Dieu qui a poussé si loin l'amour qu'elle
                est devenue semblable à nous en tout, sauf le péché,
                afin que nous puissions de notre côté partager sa
                condition divine. 
                
              LECTURE II : Gen 22, 1-13, 15-18.
              Nous sentons, chez tous les hommes de Dieu, une force qui leur
                permet de tenir tête sans faiblir - ce qui ne veut pas
                dire sans angoisses - aux rudes épreuves que la vie, ou
                bien Dieu lui-même, leur imposent. Ces hommes voyaient
                l'invisible. 
              Dieu a choisi Abraham : il va l'acculer à la dernière
                extrémité, mais il ne réussira pas à entamer
                la foi de son ami. La puissance de cette foi l'emportera sur
                la mort. Déjà, avec et en Abraham triomphait son
                lointain descendant, le Christ Jésus. Et aujourd'hui,
                notre tour est venu ! 
                
              LECTURE III : Ex 14, 15-15, 1.
              Et voici le sommet de l'Ancienne Alliance, sommet et rampe de
                lancement : le passage de la Mer Rouge, cime de la Pâque.
                Cette nuit-là, tout ce qui pourra jamais se dresser contre
                Dieu ou s'opposer à lui a été vaincu à l'avance.
                Et le dernier ennemi à être anéanti, ce sera
                la mort. 
              Regardons toute l'Histoire humaine se condenser en cette nuit
                fameuse, puis se redéployer à partir de cette autre
                nuit qui a vu le Christ ressusciter dans la gloire de son Royaume. 
                
              LECTURE IV : Is 54, 5-14.
              Dieu est amour. Il demeure inconsolable s'il nous voit souffrir.
                Son amour aura le dernier mot contre les obstinations et les
                méchancetés des hommes, ses enfants. S 'il
                a partagé nos peines et nos morts, c'est pour nous introduire
                comme par la main dans sa propre résidence et nous combler
                de son propre bonheur. 
              Ecoutons-le s'engager vis-à-vis de nous et faisons-lui
                confiance !
                
              LECTURE V : Is 55, 1-11. 
              L'eau a englouti le Mauvais et elle fait surgir à une
                vie nouvelle les amants de Dieu. Dorénavant, l'eau de
                l'Esprit doit devenir notre unique breuvage. Nous pouvons alors être
                assurés que les vouloirs de Dieu sur nous se réaliseront
                pleinement. 
              Et la volonté de Dieu est de conduire à sa perfection
                l'alliance d'amour qu'il a conclue avec chacun d'entre nous dans
                les jours de son Incarnation, de sa Passion et de sa triomphale
                résurrection. 
               
              LECTURE VI : Ba 3, 9-15.32-4, 4.
              Notre gloire, c'est d'être marqué du sceau de l'Esprit
                et de porter dans notre chair les germes de notre Résurrection. 
              Si nous sommes fidèles aux conseils que nous prodigue
                la Sagesse divine, nous participons à la puissance de
                Dieu, nous brisons l'empire de la mort et nous entrons en possession
                de la paix promise par le Christ à ses amis. 
               
              LECTURE VII : Ez 36, 16...28. 
              Nous sommes créés pour le bonheur. Ce bonheur,
                nous le cherchons partout, au plus facile. Et nous passons d'une
                désillusion à l'autre, prisonniers de nos mirages. 
              Dieu ne peut supporter de nous voir vagabondant loin de lui
                ; il y va de son honneur. Il a pris sur lui nos misères
                afin de nous rendre à notre véritable vocation
                : vivre de son Esprit, vibrer au rythme de son coeur, marcher à son
                pas, et entrer dans son univers dès cette vie et pour
                toujours. 
                
              Homélie
                de la Vigile Pascale.
              Voici l'éclair, voici le feu, mes frères,
                qui a lancé les fous de Dieu vers toutes les Galilée
                du monde. Certains l'ont vu et certains le voient aujourd'hui,
                Lui, le ressuscité, Lui, avec lequel on devient UN au
                sein d'une lumière qui se laisse toucher, respirer, manger. 
              Oui, il faut être fou pour le croire, pour oser traverser
                toutes souffrances, toutes les agonies, toutes les morts, pour
                oser miser toute sa vie sur cette seule parole: «  Ils
                me verront  ».
              Chercher Dieu, mes frères, ce n'est pas de la littérature,
                c'est un éveil lent, long, douloureux à un univers
                qui n'est pas le nôtre. Mourir au péché,
                c'est bel et bien mourir, pourquoi se le dissimuler ? 
              Mais bienheureuse mort qui nous arrache à la gangue, à la
                geôle de notre égoïsme, et qui fait de nous
                d'autres Christ livrés à leur tour pour le salut
                de leurs frères. Oui, bienheureuse mort ! 
              Le moine qui a part de son vivant à la Résurrection, à la
                Résurrection du Christ qui travaille en lui, celui-là,
                il devient dans l'invisible une inépuisable matrice de
                vie. Il tient entre les mains le réel, il lui façonne
                son vrai visage d'éternité, son vrai visage.
              Cette nuit, mes frères, plus qu'en tout autre moment,
                nous sommes plantés au coeur de l'éprouvante dialectique
                du déjà-possédé et de l'encore-à-recevoir.
                Nous sommes morts et ressuscités dans le Christ déjà,
                mais cette réalité doit encore se matérialiser
                dans le concret de notre quotidien. 
              L'eau dans laquelle nous allons être mystiquement replongés,
                la chair et le sang que nous allons manger et boire, sont le
                signe qui nous montre à suffisance que nous possédons
                déjà tout ce qui nous sera donné et que
                nous devons encore patiemment attendre.
              Aussi longtemps que le Christ ne sera pas parfaitement ressuscité en
                nous, notre nuit de Pâques, la nuit de notre Pâque
                ne sera pas encore achevée. Nous vivons en état
                de Pâque permanente. Et je me demande si, analogiquement
                parlant, il n'en sera pas ainsi durant toute l'éternité. 
              O, il ne s'agira pas d'entrer dans des concepts de plus en plus
                profonds au sujet de la divinité. Il ne s'agira pas de
                cela, il s'agit de bien autre chose. Il s'agit de devenir un
                cristal de plus en plus transparent, de plus en plus limpide,
                un cristal reflétant, réfléchissant de clarté en
                clarté la douce, captivante, apaisante lumière
                d'un visage sur lequel s'allument deux flammes de feu. 
              Ce sont les yeux inexprimablement beaux de l'Agneau égorgé dès
                avant l'origine du monde, cet Agneau que contemple le regard émerveillé de
                celui qui a cru à la sainte et lourde Parole : « là-bas,
                au-delà de tous les affrontements mortels, là-bas,
                tu me verras ! » .
              Mes frères, voici le mystère de cette nuit ! Ce
                mystère, revêtons-le, drapons-nous en lui ! Mieux
                encore, qu'il devienne notre peau et notre sang. C'est à lui
                que nous sommes appelés, nous, et tous nos frères,
                et toutes nos sœurs, de toutes les contrées, de tous les
                temps. 
              Puissions-nous, en ce là-bas, être un jour réunis,
                ressuscités en notre chair, fondus en un même amour
                ; et le voir, Lui, avec nos yeux, nos yeux transfigurés,
                nos yeux nouveaux, le voir Lui le ressuscité, Jésus-Christ,
                avec son Père, dans la béatifiante lumière
                de l'Esprit, et cela pour les siècles des siècles.
              Amen.
                
                
              DIMANCHE DE
                PAQUES.
              Homélie : Profession des frères
                C., P. et B.
              Mes frères,
              Vous venez de vous prosterner le front contre terre. Vous avez
                demandé à Dieu de vous faire miséricorde,
                et aux frères qui sont ici présents, de vous accueillir
                dans leur communion. Vous vous êtes prosternés et,
                vous ne vous jugez digne ni de l'une, ni de l'autre ; et en cela,
                vous êtes dans la vérité.
              Je vous invite instamment à construire votre vie, à l'enraciner
                sur cette vérité, à entretenir en vous cette
                conviction de votre indignité. Et si vous voulez devenir
                des moines accomplis, laissez s'ouvrir, s'élargir en vous
                une blessure qui ne vous donnera plus de répit, ni de
                jour, ni de nuit. 
              Et j'ai en vue la blessure douce et terrible à la fois
                du pentos , de ce deuil qui rend agréable à Dieu
                et aux hommes, ce deuil qui force les portes de la miséricorde
                et qui parvient à renouer et à resserrer les liens
                de la communion.
              Et si vous voulez entrer dans ce deuil, n'oubliez pas votre état,
                votre état de pécheur. Vous devez faire, et vous
                faites déjà, et vous ferez encore l'expérience
                de votre péché, de la tendance innée en
                vous de vous imposer aux autres et, de vous emparer d'une place
                qui ne vous revient pas. C'est cela le péché dans
                son exercice ! 
              Mais n'ayez crainte, lorsque votre conscience d'être pécheur
                sera ancrée en vous, lorsque elle sera devenue partie
                constitutive de votre personne, à ce moment-là,
                vous verrez se réaliser pour vous la promesse à laquelle
                Saint Benoît vient encore de faire allusion : 
              Vous entrerez dans son Royaume, là où il vous
                attend. Et il vous sera permis de parcourir en tous sens les
                immensités de l'amour ; et votre joie alors, personne,
                ni rien ne pourra vous la ravir, ni même l'entamer.
              Vous avez compris que j'ai en vue l'escalier de l'humilité,
                le rude escalier de l'humilité. Gravissez-le avec ténacité,
                avec courage ; il est la mise en œuvre du mystère que
                nous fêtons aujourd'hui : entrer dans une mort mystique
                pour resurgir en nouveauté de vie. 
              Et cette surrection dans l'univers de Dieu deviendra votre part,
                soyez-en sûrs, si vous demeurez fidèles à votre
                intention d'aujourd'hui et, si vous entretenez sans cesse dans
                votre coeur, ce sentiment d'humilité que vous venez d'exprimer
                ici devant toute la communauté. 
              Le Christ, notre Seigneur, ne vous ménagera pas son aide,
                soyez-en sûrs ! Ce que vous désirez, il le désire
                infiniment plus, et infiniment mieux que vous. Et quant à mes
                frères et à moi-même, nous vous promettons
                tout le soutien dont nous sommes capables.
              Dans ces conditions, êtes vous disposés à chercher
                Dieu selon la Règle de Saint Benoît, en ce monastère
                de S-R, dans la reconnaissance pour tout ce que vous y recevrez
                ?
                
              CHAPITRE DE PAQUES.
              Mes frères,
              Je ne puis pas laisser s'achever cette réunion sans vous
                souhaiter à tous une bonne et sainte fête de Pâques.
                Je tiens aussi à remercier tous ceux qui ont spécialement
                collaboré à ce que notre liturgie soit, je ne dirais
                pas parfaite, mais profonde, expressive et vécue. 
              Et aussi ceux, c'est-à-dire tout le monde, tous nous
                avons collaboré par notre présence, par notre prière,
                par notre bonne volonté, par le don de nous-mêmes.
                Et alors, je dois aussi vous remercier tous.
              Et les vœux que je formule, je voudrais les ramasser en une
                formule que vient de m'inspirer la lecture de la Règle.
                Saint Benoît nous dit que le Christ nous montre le chemin
                de la vie. Et le Christ nous a dit le Jeudi-Saint au soir lorsqu'il
                a donné ses dernières instructions à ses
                disciples : «  C'est moi qui suis le chemin,
                la vérité et la vie  » 
              Et je voudrais vous suggérer ceci : Nous sommes incorporés
                au Christ maintenant, nous sommes en train de ressusciter avec
                lui ; notre résurrection n'est pas achevée naturellement
                mais elle est en route. Alors, ne pourrions-nous pas être,
                chacun de notre côté, pour nos frères, nous
                aussi : chemin, vérité, et vie  ?
                Que lorsque nos frères nous regardent, qu'ils voient en
                nous le chemin. 
              Qu'est-ce que cela veut dire ? Ce n'est pas seulement un exemple à imiter,
                c'est beaucoup plus encore. Ils doivent sentir vraiment que ce
                n'est pas une question de sentiment, mais de feeling, de perception
                spirituelle et que, si je fais comme un tel et si lui fait comme
                moi, il est en contact avec le Christ. Sans risque de se tromper,
                il est sur le chemin  qui va conduire
                au Royaume.
              Il faudrait aussi, mes frères, que lorsque on nous regarde,
                on voit en nous ce qu'est la vérité .
                Saint Benoît vient encore de nous le dire : il ne fait
                pas qu'il y ait des ruses ou des fourberies, et des mensonges
                dans notre vie. Dans une communauté monastique, la chose
                peut-être la plus grave, c'est le mensonge : se mentir à soi-même
                d'abord, et puis mentir aux autres ; mais aussi dans son comportement,
                en étant à l'extérieur autrement qu'on est à l'intérieur.
              Mes frères, cela ne veut pas dire que nous devons étaler
                au grand jour nos défauts, nos passions et nos vices.
                Non, ce n'est pas cela ! 
              Mais c'est que la vérité du Christ transparaisse à travers
                nos actes, à travers nos paroles, de façon à ce
                que nos frères puissent vivre avec nous en sécurité,
                afin qu'ils puissent s'appuyer sur nous sans crainte de voir
                l'édifice s'ébranler, sans crainte de voir l'édifice
                s'étaler et tomber. 
              Et aussi, mes frères, que nous puissions être les
                uns pour les autres la vie . La vie,
                ce n'est rien d'autre que l'amour. Dieu est la vie et il est
                l'amour, et le Christ a donné sa vie pour nous tous par
                amour. C'est quelque chose que nous devons faire. J'y ai insisté tout
                au long de cette semaine pascale ; j'y insiste chaque fois que
                j'en ai l'occasion, et en public, et en privé. 
              Mes frères, nous devons être des sources de vie
                les uns pour les autres. Nous ne devons pas être des meurtriers,
                des gens qui attentent à la vie, à la vie de leurs
                frères par leurs paroles, par leurs actes, même
                par leurs pensées. C'est un programme exigeant, excessif,
                peut-être ? Non, il n'est pas excessif parce que le Christ
                vit en nous, il ressuscite en nous, c'est son Esprit qui nous
                anime, c'est son Esprit qui nous transforme.
              Abandonnons-nous à cet Esprit, et ce qui nous paraît
                difficile maintenant nous deviendra tout naturel. Comme Saint
                Benoît nous le dit : «  velut naturaliter  »,
                cela devient notre véritable nature, notre nature d'enfant
                de Dieu. Et alors, notre communauté deviendra ce que le
                Christ attend d'elle : une cellule vivante, une cellule pleine
                de santé de son Corps. 
              Et cette santé, alors, va se diffuser à travers
                le Corps entier. Et ce que Dieu attend de nous lorsque il nous
                appelle au monastère se réalisera et il en sera
                heureux. N'ayons pas crainte, n'ayons pas peur de rendre Dieu
                heureux, c'est ce qu'il attend de nous. Nous pensons trop souvent à sa
                gloire, à son honneur ; pensons aussi à son bonheur.
              Ce sont mes souhaits de Pâques. Et si vous le voulez bien,
                souhaitez-les moi aussi. Car s'il en est un qui doit montrer
                la route, être le chemin,
                la vérité et la vie,  c'est bien
                l'Abbé dans un monastère. Aussi, je me recommande à vos
                prières et je vous promets le soutien des miennes. 
              Je me recommande surtout aux trois néophytes et je les
                assure que, moi-même et tous nos frères ici, nous
                les soutiendrons de notre mieux. Par notre exemple et par notre
                prière, nous serons pour eux un chemin, la
                vérité et la vie .