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Version 2.00 - Février 2015

 

La Résurrection

Abstract: La distinction entre "présence" et "proximité" nous autorise à penser la Résurrection sans nous dispenser de la mort biologique. Il y a une certaine "mort" qui doit subsister par-delà notre foi en la Résurrection, celle que les philosophes appellent la "finitude" parce qu'elle est au coeur de notre identité. Elle est le coeur d'un Univers pluriel

Pour lire les textes évangéliques sur la Résurrection, cliquez ici.

 

1- Des failles dans les récits...

 

S'il y a une éternité à laquelle j'ai part, je ne devrais pas croire qu'elle puisse me dispenser d'une mort médicale "définitive". Le Prologue johannique me mettait en garde: pour penser ces choses-là, je dois préalablement plier mon langage aux exigences d'une nouvelle manière de décrire, de déconstruire les choses. Si je n'entre pas dans cette nouvelle manière de distinguer et de dire, la résurrection des morts risque de n'être plus qu'une fable simplement vouée à calmer mes anxiétés. Je veux plus...

Si j'acquiers ce regard critique sur les moyens narratifs mis en oeuvre, que le tombeau fut vide ou non ne remet finalement pas en cause la Résurrection. Le tombeau vide c'est surtout une étape pédagogique pour intriguer et stimuler ma sagacité. Si je n'avais d'abord été conduit par une histoire de tombeau vide, aurais-je pu déplacer la question d'une mort "médicale" vers la question de la présence pleine et persistante de cette personne-là que l'on venait d'exécuter? La Présence du Christ, la présence d'un défunt, voilà la vraie question. Une présence, à bien y regarder, est une question autrement plus sérieuse (et difficile) que la question d'une absence dans un trou de pierre. L'étoffe de la Résurrection se trouve dans cette nuance-là.

Privés d'une perspective critique sur le langage dont ils faisaient usage, les trois premiers évangélistes se sont sentis très démunis pour verbaliser cette Présence du Ressuscité dont ils avaient pourtant reçu l'expérience. Et si moi, lecteurs, n'y prenais garde, je m'étonnerais sans doute d'une bizarre inconséquence chez ces trois évangélistes: d'une part ils proclament la Résurrection à haut cris parce qu'elle donne du sens à tout, mais d'autre part, lorsqu'il s'agit de décrire cette Résurrection, il se taisent ou peu s'en faut.

Matthieu et Marc font de la Résurrection une 'histoire de bonne femme' et l'on comprendra la fragilité de cette forme de présentation lorsqu'on sait ce que peuvent signifier les propos de 'bonnes femmes' à cette époque. Matthieu et Marc auraient peut-être voulu faire mieux que de rapporter des radotages et des rumeurs, mais, dans cette occurrence, comment y arriver sans commencer par aborder la question du langage? Peut-être étaient-ils, comme Jean, en mesure de rédiger un prologue sur le "logos", mais l'auditoire attendait autre chose (un tel prologue ennuie vite et a toujours un côté spécieux)! Matthieu et Marc préfèrent donc limiter la casse et ils abrègent le récit des apparitions du Christ autant qu'abréger se peut. Une page règle l'affaire chez Matthieu. Deux chez Marc Pour les prosélytes d'alors, ce laconisme n'était pas vraiment un problème puisque durant cette période de l'histoire du christianisme, observer simplement le rayonnement de l'Église prouvait la Résurrection bien plus efficacement que n'importe quel récit.

Les récits de Matthieu et Marc, aussi sobres puissent-ils être, ne sont pas exempts de détails énigmatiques qui invitent le lecteur exigeant à ne pas en rester là...

  • «...Dès qu'ils l'aperçurent, ils l'adorèrent. Quelques-uns cependant eurent des doutes...» (Mt28,17)
  • «...Après cela, il se montra sous une autre forme à...» (Mc16,12)

Le « ...eurent des doutes...» de Matthieu ou le «...sous une autre forme...» de Marc sont problématiques; qu'auraient-ils à dire cela si la chair du Christ n'était de la chair que dans le sens médical du mot? Et puis c'est quoi ce "...une autre forme..."? On n'a jamais entendu une telle expression pour parler d'un homme vivant, pas même lorsqu'il s'agit d'un miraculé! Faudrait-il entendre que le Christ ressuscité n'était plus un homme? Se retrouverait-on dans une histoire de transmigration d'âme? La Résurrection ne serait-elle qu'une variation de plus sur le thème des avatars et des spectres dont toutes les mythologies nous gavent depuis la nuit des temps? Je dois chercher...

*

Et Luc? Luc est un peu plus loquasse. Lui ose affronter plus directement la différence entre Jésus et le Christ ressuscité. Mais, chez Luc, la Résurrection de la chair devient presque explicitement une affaire de fantômes. Il essaye bien sûr de prévenir ce malentendu; le 'fantôme' de Jésus essayera de convaincre son auditoire qu'il n'en est pas un, et, puisqu'il est entendu qu'un fantômes ne mange pas, Luc mettra le Ressuscité à table...

Malgré toute sa bonne volonté, Luc est spécieux. C'est trop conjectural et c'est même franchement ésotérique; on est passé du 'radotage de bonne femme' à la réunion des 'petites vieilles' autour d'une table tournante: son Christ qui clignote aux tables d'Emmaüs et de Jérusalem n'est plus vraiment un homme. Sous la plume de Luc, que Luc le veuille ou non, le Christ ressuscité ne vit pas sous les règles corporelles du Jésus d'autrefois. Son corps ne correspond pas à ce que toutes les conventions langagières de son époque (et de la nôtre) entendent par le mot «corps». Luc n'arrive pas plus que Matthieu et Marc à mettre son propre langage en perspective. Cela donne à son texte des bizarreries embarrassantes dont souffrent tous les cinéastes et dessinateurs de bandes dessinées lorsqu'ils veulent, par exemple, raconter l'épisode d'Emmaüs. Ces artistes-là savent que le risque est énorme de passer du genre spirituel au genre fantastique, ...ce qui serait sinon une catastrophe au moins un échec professionnel.

  • «...Mais leurs yeux étaient incapables de le reconnaître...» (Lc24,16)
  • «...leurs yeux s'ouvrirent et ils le reconnurent. Mais, déjà, il avait disparu...» (Lc24,31)

Le malaise d'écrivain est tel que Luc va finalement faire dire par le Christ lui-même, alors que dans son récit le Christ "clignote" dans l'existence, quelque chose qui, dans le langage habituel, l'exclut carrément du monde dit "concret":

  • «...Puis il leur dit: - Voici ce que je vous ai dit quand j'étais encore avec vous...» (Lc24,39)

 

*

 

Si je m'en tiens aux récits de la Résurrection dans les trois premiers Évangiles, il serait peut-être plus raisonnable de penser que le Christ ressuscité n'est, au fond, qu'un souvenir agissant dans le coeur de ses disciples. Où, pire encore, un "père refoulé" qui surgit en symptôme au temps de l'épreuve; il apparaîtrait dans ma consciences à la manière d'un fantasme ou d'une hallucination avant de retourner dans les caves de mes désirs frustrés...)

Pour un croyant, pour moi, il va de soi que le Christ Ressuscité n'est pas la rémanence d'un événement historique. Il n'est pas la traduction d'un fantasme refoulé. La Présence du Christ ressuscité n'est pas une "présence" telle que la présence de Socrate ou de Descartes dans la Philosophie occidentale. Cette Présence n'est pas la trace historique d'une étape de la complexification de la pensée humaine... Cette Présence n'est pas un chaînon de l'évolution darwinienne vers une humanité plus performante en terme de survie... Elle n'est pas (ou n'est pas "que") la muse de Kant lorsqu'il faisait de la morale le pont entre la métaphysique et la physique... Elle n'est pas (ou n'est pas "que") une étape historique dans l'irrépressible avancée d'un l'humanisme athée! Elle n'est pas (ou n'est pas "que") l'inspiration des rédacteurs des droits de L'homme... Tout cela serait beaucoup trop peu; je me contenterais sinon, en lieu et place d'une religion, d'une bonne histoire des idées et je ne m'engouffrerais pas dans les dangereuses exigences d'une théologie compliquée. Nous, les croyants, vivons une "expérience"du Ressuscité qui ne s'épuise pas en ces descriptions trop simples.

 

 

2-Le langages

 

Vient alors l'évangile de Jean qui prend le taureau par les cornes. Jean, comme Luc, consacre un peu plus de pages au Christ Ressuscité, mais au chapitre XXI, contrairement à ce qui peut se passer lorsqu'on lit Luc, le lecteur n'est plus du tout enclin à penser à un fantôme; la chair du Christ ressuscité y semble plus franchement biologisée et c'est ce qui l'anime qui devient le noyau dur du récit...

À mieux y regarder, on remarquera que l'esprit des fantômes est malgré tout encore un peu présent au chapitre XX de Jn: Thomas y scrute les plaies d'un Christ "clignotant" qui, à cet égard, nous rappelle celui d'Emmaüs. Mais Jean, plus que les autres, a senti l'ambiguïté de son premier texte et il ajoute finalement le chapitre XXI pour sortir son lecteur de cette ambivalence littéraire (littérature fantastique versus littérature spirituelle).

 

* Lazare*

 

Pour parler de la Résurrection, dans un premier temps, Jean va carrément ajouter dans son récit un autre genre de résurrection (celle de Lazare) afin que son lecteur remarque bien qu'il y a 'résurrection' et 'Résurrection'. La résurection c'est une affaire de miracle, ...alors que "La Résurrection" c'est quelque chose qui se veut plus structurel et qui est lié à la Rédemption.

La résurrection de Lazare est toute médicale et, si l'on en croit le narrateur, personne à l'époque n'hésite à dire que c'est bien Lazare qui revit dans son corps d'autrefois. On se déplace de loin pour aller constater de visu le prodige et à Béthanie en face de Lazarre, on n'entend pas dire « ...sous une autre forme... » ou « ...certains n'y croyaient pas...» . Le corps médical de Lazare est semblable au nôtre et Lazare devra mourir une deuxième fois (une performance qui sera épargnée à Jésus!). Le réveil de Lazare n'est pas la Résurrection (avec un grand "R") qui donne sens à tout le Christianisme.

 

* Thomas et la Résurrection*

 

Dans un deuxième temps, pour affiner cette distinction, Jean va utiliser l'évolution mentale du très empiriste et très pragmatique Thomas qui deviendra ainsi le prétexte et l'occasion d'une approche plus subtile du Christ ressuscité.

Je vais suivre Thomas dans la mélasse:

Dans l'affaire de Lazare (qui pour Jésus s'annonçait comme politiquement dangereuse pour d'autres raisons), Thomas est d'abord présenté comme un homme ayant dépassé l'angoisse de la mort. Tout pragmatique qu'il est, c'est un homme mûr qui sait s'engager; il est prêt au sacrifice s'il le faut.

« ...Thomas, celui qu'on appelle le Jumeau, dit alors aux autres disciples: Allons-y, nous aussi, pour que nous mourions avec lui!» Jn11,16

Est-ce l'engagement d'un militant intégriste? Pour ma part, j'y vois plutôt l'effet d'une amitié à la fois sincère et mûre dont les exigences coulent de source: Philia dans sa plus pure et plus haute expression. (Relevons le « ...avec lui...» qui stigmatise bien l'intention 'philéique' du sacrifice de Thomas.)

Ensuite, peut-être justement parce qu'il n'est plus l'esclave de sa peur de mourir et n'est donc plus dupe du pouvoir illusoire de ses propres désirs, l'empiriste Thomas refuse de croire en la Résurrection.

« ...Les autres disciples lui dirent donc: Nous avons vu le Seigneur. Mais il leur dit: Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets mon doigt à la place des clous, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point.» Jn20,25

Et, finalement, Thomas sera fragilisé au coeur de ses certitudes d'empiriste; il recevra, lui aussi, l'expérience (physique) de la Présence du Christ et il dira cette merveilleuse phrase qui est l'humilité absolue 'pour un empiriste' (entendez: 'pour un scientifique'!) :

« Mon Seigneur et mon Dieu.» Jn20,28

« Mon Seigneur...» pour la reconnaissance de la Présence matérielle de son ami. («Seigneur», c'est une manière très respectueuse de dire «monsieur». Elle est utilisée par exemple par les gens simples lorsqu'ils s'adressent à des personnes considérées à tort ou à raison comme supérieures. Jean utilise plusieurs fois «seigneur» dans ce sens. Ainsi, Marie-Madeleine dit «seigneur» lorsqu'elle croit parler au jardinier du cimetière où a été enseveli Jésus (Jn20-15).)

« ...et mon Dieu» pour la reconnaissance de la part non biologique dans cette Présence. Cette part non biologique, c'est le côté passe-muraille du Ressuscité. Oui, la chair de Jésus dont il est question ici a malgré tout déjà subi un petit lifting. Jean ne voulait pas laisser son lecteur croire qu'il n'y avait que de l'objectivité scientifique dans l'expérience de la Présence vécue par Thomas. Il avait donc fait passer ce corps à travers des portes fermées à la manière des fantômes de Luc.

Cela "clignotait" un peu trop pour être sérieux. Il fallait être plus précis.

 

*Le Prologue et le chapitre XXI*

 

Comment diable Jean allait-il verbaliser la vérité du terrain sans avoir recours à ces tours de magiciens? Comment passer sans équivoque de la magie au spirituel? Ce n'est qu'à la deuxième écriture de son Évangile (environ trente ans après la première (?)) que Jean a finalement trouvé la solution: il attaquera l'ambiguïté par une approche critique du langage.

Pour concrétiser cette stratégie, Jean encadre son premier Évangile par le Prologue et le chapitre XXI. Du coup, Thomas (et le lecteur) qui sortait du XXème chapitre soi-disant 'libéré' de son incrédulité en prêtant subrepticement crédit aux propriétés 'passe-muraille' de Jésus est conduit cette fois à repenser rien de moins que les racines de l'empirisme.

Le Prologue, je le lis, moi, paul yves wery, comme une méditation très généraliste sur le langage...Sous la réserve de la pertinence de ma lecture, le chapitre XXI devient comme exploitation pratique des caractéristiques les plus fondamentales de la communication pour définir, tant que faire se peut, les frontières de ce qui est et de ce qui n'est plus telle ou telle personne (en l'occurrence, ici, Jésus-Christ). Thomas (et le lecteur), en acceptant simultanément les limitations et le pouvoir discriminant du langage devient susceptible d'affronter mentalement la question de la vie par le bon angle. Il devient enfin capable de penser la présence du Christ (et des autres), ce qui exige -si l'on en croit l'affirmation du Prologue- l'acceptation d'une incertitude.

Sans la prise de conscience d'une incomplétude inhérente à toute forme de communication, je ne parlerai jamais que d'un pseudo "autre", je ne ferai jamais que déployer progressivement une formule 'mathématique' qui, l'air de rien, ne me parlera finalement que de moi, de mon fantasme, de mon inertie. Dieu, par la communication, par le Logos, donne une conscience de l'inconnaissable par lequel l'autre peut apparaître. Après avoir été frappé par la texture, la somptuosité, la générosité d'un langage qui laisse toujours, toujours, toujours, une partie de l'être dans l'ombre, la conscientisation et l'acceptation d'un mystère pourront faire qu'une "chose" m'apparaisse comme une "personne" susceptible de se singulariser, de prendre une autonomie, un nom... Avec la mise en valeur du mystère (des mystères!) le monde enfin devient pluriel.

Le fantasme fusionnel est pulvérisé... Les sciences déterministes ne nous parlent que des poussières, ...de ces poussières plus ou moins organisées par des distances (et des rapports de distance, et des rapports de rapports de distances, etc.) dans et par lesquelles des personnes peuvent être, vivre et mourir. Qu'importent les flux et reflux de poussières qui telles les planches du bateau d'Ulisse permettent au navire d'atteindre Ithaque sans avoir gardé une pièce d'origine. Le bateau nous porte, nous mène au port et sera peut-être abandonné lorsque nous aurons mieux à faire que de nous laisser porter par ce bateau-là. C'est exactement ce qui s'est passé pour le Christ du chapitre XXI... La présence est aimable, qui flotte sur les distances... La chose aimable est une présence qui se muscle ou s'est musclée sur la proue, sur l'éperon d'un bateau de poussières.

Le prologue me propose donc de m'intéresser à l'intransmissible dans la communication comme s'il y avait là une condition et le signe indubitable de l'existence d'un (des) autre (s). C'est parce qu'il y a cette incomplétude, qu'il y a la possibilité de trouver des vrais inter-locuteurs.

Cette "imperfection", cette "incomplétude" inhérente à la communication sera étudiée beaucoup plus tard, au XXe siècle, par les sciences de l'information ainsi que par les philosophies de l'altérité. Ces travaux qui tourent autour de l'incommunicable dans l'effort de communication (rapport signal/bruit, pertes de données, signifiant/signifié, signe/représentation, ambiguïtés sémantiques, 'visages', etc.), ne nous confirment-ils pas en deuxième intention l'impossibilité de penser le monde comme relevant d'une seule et même formule? Oui, le monde est pluriel! S'il y a une Création digne de ce nom, elle produit cette pluralité, ce qui signifie qu'il n'y a pas, qu'il n'y aura jamais un modèle, une formule, une théorie unitaire de l'univers. Dieu n'est plus seul; nous aussi nous sommes présents ou absents... La prise en compte des limites de la communication est une étape fondamentale autant pour la théologie que pour les sciences!

Le langage se situe toujours entre deux extrêmes chimériques: d'un côté une espèce de fantasme "mathématique" où le récepteur entend tout ce qui est émis par l'émetteur et de l'autre côté, l'idéalisme absolu. Dans le premier comme dans le dernier cas, on peut parler de chimère parce que dans ces deux figures extrêmes, à bien y regarder, il n'y a pas d'altérité mise en jeu. Dans un déterminisme absolu, tout le passé dit à la fois le futur et le présent. Le temps n'est l'expression que d'une distinction 'taxinomique', purement 'conventionnelle', entre deux choses qui, en fait, de toute éternité, sont indivisibles dès que l'on prend suffisamment de perspective pour les regarder. Il n'y a pas de place pour la personne dans cet ordre "mathématique" des choses. À l'autre extrémité du langage, dans l'idéalisme, il n'y a pas plus de place pour un autre que moi car le solipsisme y est absolu; il avale tout l'Univers, absolument tout, ...tout est moi et rien d'autre que moi; il n'y a pas d'interlocuteur autre qu'une idée qui vient de moi.

Le langage, qui se situe entre ces deux extrêmes, est inhérent à ce qui distingue l'homme (l'animal "homme") de l'engrenage. C'est probablement la raison pour laquelle Jean lui accorde cette place initiatique dans son Prologue et la raison pour laquelle il dit explicitement que tout naît par le Logos. La spiritualité de Jean se développe dans l'espace creusé entre la science et l'ignorance, entre un déterminisme absolu et la solitude absolue, entre un panthéisme à la Spinoza et le silence de la métaphysique des positivistes.

Pour un croyant, pour gagner son épaisseur, la Résurrection doit être pensée dans cette ambiance intellectuelle-là. Alors seulement les fantômes s'éloignent!

 

3-Le mystère, l'altérité et l'Amour.

 

Après la lecture du Prologue et du chapitre XXI de Jean, le Christ Ressuscité, comme n'importe quelle autre personne, ne pourra plus s'identifier totalement à une idée que j'en aurais. Au chapitre XXI, au bord du lac, reconnaître le Christ, au risque de frôler l'incohérence, c'est accepter qu'un mystère énorme soit la partie essentielle de ce qui fait qu'Il est lui plutôt qu'un autre. Dans cet abandon de la primauté de la poussière organisée, il faut bien comprendre qu'il y bien plus que la prise en charge de ce que les matheux appelleraient une "inconnue"; il y a aussi l'assomption d'un éventuel "inconnaissable". La reconnaissance que devant une personne, il y a non seulement de l'inconnu (énigme) mais aussi, éventuellement, de l'inconnaissable (mystère) est une étape clé dans la maturation spirituelle. Comprendre qu'une énigme est éventuellement un mystère, c'est aussi entrer dans une sphère mentale qui peut faire la distinction entre la Présence (du Christ ou de n'importe qui) et la proximité dans l'espace-temps. Mais encore et surtout, cette maturité m'autorise à penser une forme d'ubiquité au coeur des distances, un infini au sein de la finitude.

La présence, ce n'est pas la même chose que la proximité. Je peux très bien être bouleversé par la présence d'une personne qui se trouve à l'autre bout du monde et être bouleversé par l'absence d'une personne que je touche, avec qui je discute, avec qui je fais l'amour... Après avoir lu le Prologue, après avoir suivi Jésus jusqu'au lac du chapitre XXI, je suis finalement devenu capables de reconnaître à la fois la présence des 'autres' et la présence du Dieu créateur qui donne l'altérité. Il me suffisait d'accepter au bout du parcours ce que le Prologue affirmait sur la ligne de départ: le Dieu créateur est là, au coeur du langage, là où ma vie mentale commence à envisager la possibilité d'une différence entre une interaction et une relation.

Libéré de l'étroitesse de notre empirisme premier, Thomas et moi pouvons enfin comprendre ces trois questions que le Christ Ressuscité va poser devant nous à Pierre. Il fallait ce regard critique sur la distinction et la perception des choses pour être en mesure d'entendre quelques nuances cruciales soulevées par ces questions. M'aime-tu? (Philia dans le texte original) ou m'Aime-tu? (Agapè dans le texte original) Philia peut faire place à l'Agapê. Agapê... Agapê qui refuse les conditions pour aimer... Agapê qui nargue le doute sur l'identité parce qu'il refuse de prendre en compte des critères du passé comme Philia le fait .

 

*Aimer "grâce" au mystère ou aimer "malgré" le mystère*

 

La chair vivante a toujours une part mystérieuse. C'est la condition, la définition, de la vie... Celui qui n'accepte pas cela est perdu pour l'éternité chrétienne. Perdu pour l'éternité celui qui affirme que sa connaissance pourrait, en droit, rendre compte de toute la vie. Perdu celui qui renie à la fois l'altérité et le Dieu qui crée l'altérité. Ce n'est pas la vie qui précède le Logos; c'est le Logos qui précède la vie. C'est le Logos qui crée la vie en créant ma finitude, mes limites, mes morts, ...mon incapacité à tout connaître. Mais si ces limites me donnent aussi l'existence de l'autre, la possibilité d'Agapê émerge: Agapê, ce serait Aimer un frère grâce à son mystère alors que Philia, c'était encore aimer un frère grâce à ce que savais de lui et malgré son éventuel mystère! Avec Philia, j'aimais la poussière et j'acceptais un mystère alors qu'avec Agapè, j'aime un mystère et j'accepte la poussière...

 

*liberté dans l'Agapè?*

 

Cette nouvelle manière d'Aimer n'est pourtant jamais qu'une proposition à prendre ou à laisser.

À propos de cette liberté de prendre ou de laisser, le chapitre XXI me lance une affirmation stupéfiante qui pourrait expliquer à elle seule la croix, cette étrange et douloureuse marque qui singularise le christianisme au sein des autres religions.

Ce que le Christ demande, c'est d'abord et avant tout la reconnaissance du mystère dans l'ordre des choses, pour y faire émerger 'l'autre' du silence, pour faire émerger l'altérité de la mélasse mathématique. Mais le Christ tolère qu'au cours de mon avancée spirituelle, je laisse Agapê dans le caniveau! Tant pis si je n'aime qu'après avoir sélectionné sur des critères de la poussière pourvu que j'accepte au moins que l'altérité existe. Le Christ accepte l'immaturité de l'amour chez celui qui est pourtant déjà en mesure d'Aimer mieux.

Aimer une personne 'malgré' l'inconnu en elle (Philia), c'est peut-être moins que l'Aimer à cause de cet inconnu (Agapè), mais c'est déjà mieux que l'aimer sous réserve de l'inconnu (Éros). Avec Philia, j'assume déjà pleinement que la personne aimée est habillée par un vêtement qui cache son intégralité! Avec Philia, mon amour ne cible encore qu'un vêtement, mais j'assume déjà la surprise que ce vêtement cache. "Je t'aimerai même lorsque tu souffriras de démence sénile, de laideur ou de n'importe quel autre handicap, parce que je n'oublierai pas ce que tu as été jusqu'à maintenant" dit l'époux à son épouse (Philia)... Le Christ déplore qu'il faille encore en passer par le "...ce que tu as été..." mais il l'accepte. Il accepte, à contrecœur peut-être, cet amour qui, par maladresse plutôt que par précaution, cible encore mal et se laisse entraver par des conditions "historiques", "scientifiques", "esthétiques"...

Pour me donner cette étrange leçon, Jean remet en scène le bon vieux Pierre.

Pierre avait donc accepté dès le septième verset du chapitre XXI de retrouver le Christ en cette personne mystérieuse qui, en chair et en os, l'intriguait au bord du lac. Le Christ, après un repas, lui demande deux fois de monter jusqu'à une relation totalement désentravée des réalités historiques antérieures, de ces jeux de distances et de proximités qui avaient scellé l'amitié entre Pierre et Jésus. Pierre refuse deux fois.

Le Christ demande deux fois ' ...Agapê... ' et Pierre répond deux fois ' ...Philia... '. Ici, j'entends, moi, paul yves wery, que Pierre répond deux fois au Christ qu'il préfère en rester à cet amour d'avant la croix, cet amour qui identifie et sélectionne sa cible à partir de critères connus par l'histoire: s'il aime le Christ qui est devant lui, c'est parce qu'il retrouve en lui le jésus qu'il avait concrètement suivi pendant trois ans.

La surprise, c'est que le Christ craque! Il accepte que Pierre ne monte pas son amitié jusqu'à l'altitude d'Agapê.

La troisième fois, le Christ demande ' ...Philia... ' Le Christ accepte que Pierre maintienne sa relation à un niveau immature.

Et le miracle dans le miracle, c'est qu'à ce moment-là, au troisième essai, lorsque le Christ accepte finalement de baisser le niveau de son imploration, Pierre s'attriste d'avoir obligé le Christ à passer à une altitude inférieure.

' ...Petros s'attriste de ce qu'il lui demande pour la troisième fois: «Me chéris-tu (Philia)?»... ' Jn21,17 (traduction Chouraki)

La graine germait déjà... Est-ce parce que le Christ s'attendait à cette évolution du coeur de Pierre que le Christ a accepté la faiblesse de Pierre? Il pensait peut-être quelque chose du genre:

«Tu refuses Agapê? Peu importe mon bon vieux Pierre. On va peut-être perdre un peu de temps. Tu vas peut-être devoir souffrir. Mais puisque tu as déjà, malgré le doute, accepté de reconnaître ma Présence dans le mystère de ce monsieur qui te parle maintenant au bord du lac, la graine est déjà dans le bon terreau. Inévitablement, la graine va germer parce que finalement tu voudras qu'elle germe!»

Le supplice perpétuel de l'Église chrétienne, sa croix, c'est d'aimer les immatures. C'est d'ailleurs notre seule chance de salut...

 

5-Maturité et Résurrection

 

Entre le Thomas adulte du chapitre XI qui ne craint pas de mourir et le Thomas sage du chapitre XX qui élargit le domaine de la Présence par-delà les frontières du corps biologique, il y a encore le chapitre XIV où Thomas s'interroge et interroge. Si je considère que la maturité ou la sensibilité sont plus acceptées que conquises, cette investigation est la seule part réellement active dans cette avancée spirituelle.

«...Que votre coeur ne se trouble pas. Mettez votre foi en Dieu, mettez aussi votre foi en moi. Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père. Sinon, vous aurais-je dit que je vais vous préparer une place? Si donc je m'en vais vous préparer une place, je reviens vous prendre auprès de moi, pour que là où, moi, je suis, vous soyez, vous aussi. Et là où, moi, je vais, vous en savez le chemin. Thomas lui dit: 'Seigneur, nous ne savons pas où tu vas; comment en saurions-nous le chemin?'...» Jn11,1-5

Le désir de savoir de Thomas ne se verbalise qu'après le travail de Philia dans son coeur. N'est-ce pas là une manière de dire ce que tous les pédagogues savent? Impossible de percevoir l'altérité si je n'ai été préalablement mûri par les joies de Philia! Il ne faut pas rêver; l'enfant n'est pas en mesure d'affronter les exigences mentales du mystère tel qu'on vient de le définir! Même l'énigme lui pose problème! Il faut en passer par une maturation. En français on dira tout simplement qu'il faut avoir été aimé pour pouvoir aimer. C'est d'ailleurs un message récurrent de tout le corpus évangélique. (Ce message est surtout développé par Luc: la parabole du 'bon Samaritain' est emblématique à ce propos!). Derrière la tristesse de Pierre au chapitre XXI (qui signale déjà les prémisses de sa suprême conversion à l'Agapè!), il y a toute la place (et même la nécessité!) d'un territoire 'philéique' que l'Église a d'ailleurs toujours promu par son éthique conjugale et familiale.

Je dois prendre en considération une "progression", une "maturation", un "cheminement", vers l'assomption de la Résurrection: le tombeau vide d'abord, juste pour être mis sur la bonne route, ...et puis, plus tard, bien plus tard la distinction à faire entre la Présence et la proximité charnelle! Dans l'évangile de Jean, après le tombeau vide, il est très clair que le "Noli me tangere" est prononcé pour aider Marie à comprendre qu'elle n'est pas encore au bout du chemin. Il ne faudrait pas qu'elle confonde les catégories mises en jeu par cette Résurrection...

Les quatre interventions du Thomas johannique invitent graduellement le méditant chrétien qui part d'une simple crédulité à atteindre un état d'esprit critique. Il s'agit de découvrir graduellement ce «quelque chose» qui n'obéit pas aux lois qui gèrent les poussières et qui semble être au coeur de l'identité à la fois du Jésus mort et du Christ Ressuscité plutôt que de délibérer sur la persistance ou non d'une expérience passés.

*

Désormais, par la maturation de ma conscience et non plus seulement par la chose visée par ma conscience, je ne peux plus esquiver l'incertitude qui surgit lorsque je pense l'identité, la singularité d'une personne. Reconnaître l'altérité (ou ne pas la reconnaître) c'est TOUJOURS un acte de foi. Reconnaître l'altérité (ou ne pas la reconnaître) c'est TOUJOURS croire (ou ne pas croire) que la science en progrès n'arrivera JAMAIS (ou arrivera un jour) au terme de sa quête sur l'identité de l'homme. Le regard critique, comme la foi du charbonnier, accepte l'incertitude. Mais avec le regard critique, cette incertitude fait l'épaisseur et la profondeur de la relation alors qu'avant ma maturation, elle ne faisait que la fragiliser. S'il y a quelque avantage à mûrir, c'est bien là qu'il est le plus saillant.

Cette radicalité du mystère de l'autre est, tous comptes faits, facile à accepter, même pour un empiriste pur et dur. Chaque fois que la science ouvrait une porte c'était pour nous faire découvrir un couloir de nouvelles portes à ouvrir. Historiquement, jusqu'à aujourd'hui la science n'a jamais fait que confirmer la subtilité, l'extraordinaire enracinement du mystère dans la personne et dans la vie en général. Sur ce point, il me semble bien plus cohérent (intellectuellement) d'être chrétien que de ne pas l'être et c'est sans dire le privilège accordé à celui qui joue le jeu! Ce mystère, une fois reconnu pour tel, ouvre la possibilité d'une sorte d'intemporalité dans la chair et, surtout, donne l'accès à ce qui serait la joie suprême: l'exercice d'Agapê!

 

*

 

Que faut-il entendre par le mot "chair"?

Les fantômes se sont éloignés et la question s'est déplacée. Lorsque j'entre en quête de présences, je m'intéresse beaucoup moins à l'approche civile ou médicale d'une chair qui est toujours, in fine, faite des distances entre des particules élémentaires (les poussières...). Dans le langage spirituel des chrétiens, s'il y a une "chair" qu'il faille prendre en compte, elle n'est pas du côté des planches du bateau d'Ulisse, mais du côté des présences aux ponts et aux proues des bateaux.

Dès son Prologue, Jean me propose d'aller jeter un petit coup d'oeil critique en dessous des mots, au niveau des conventions sémantiques. Les pièces du puzzle dont le langage voulait rendre compte peuvent se découper autrement. Jean ne me simplifie pas la tâche parce qu'il utilise les mots de tous les jours pour désigner des morceaux de réel qui ne respectent pas les découpages les plus commun du réel. Ces symboles que les mots portent étant découpés autrement, ils s'articulent autrement, se côtoient autrement, se dessinent les uns les autres et les uns par les autres autrement. Les mots sont les mêmes mais les règles du jeu ne sont plus tout à fait les mêmes. Les nouveaux tracés de frontières entre les parties du cosmos se contraignent autrement.

Pire! Parfois, Jean utilise aussi les mots avec leur sens habituel; c'est selon... Le vocabulaire johannique est donc ballotté entre deux conventions sémantiques qui chacune prennent en charge un manières différentes de découper le réel en parties. D'un côté un langage habituel qui découpe le cosmos en fonction de critères utilitaires établis par nos cultures et de l'autre côté, les mêmes mots désignent des réalités découpées par ce qui serait le langage des langages, la culture des cultures, le Logos qui crée les distinctions les plus radicales des choses et qui, éventuellement, n'est pas le plus pratique pour traiter des aspects les plus techniques de notre survie biologique (le Logos est aussi aux racines des langages formels auxquels il délègue le pouvoir de penser des invariants par élaguements massifs de détails...).

A un premier récit johannique que l'on pourrait qualifier de "classique" qui fait un usage des mots normal pour l'époque, se mêle un deuxième récit fondé sur d'autres conventions sémantiques: voilà que le quatrième Évangile parle maintenant de cannibalisme (Jn6,50), d'eau vive (Jn4,10), de "logos" (Jn 1) et autres "renaissances " (Jn3,8)... Deux conventions sémantiques, deux rhétoriques, deux atmosphères narratives...

En face de cette étrangeté littéraire, moi, paul yves wery, âgé de 57 ans en janvier 2015, je me sens très solidaire de ce qu'une famille d'exégètes (dont Boismard est une figure centrale) affirme depuis quelques décennies avec des arguments pointus: s'il y a eu plusieurs auteurs du quatrième Évangile, il y a surtout eu un auteur principal qui aurait repris un texte de jeunesse après avoir bien vieilli, bien mûri. Ces exégètes-là me permettent de retrouver dans ce texte bigarré une merveilleuse cohérence psychologique, esthétique, historique, ...narrative. (La thèse du mélange de deux textes écrits par un même auteur à deux âges différents convaincra surtout celui qui est particulièrement sensible à ces fibres qui lient toute adolescence à sa propre vieillesse...)

Cet usage mêlé de deux langages différents crée d'abord une tension qui gène. Le lecteur d'aujourd'hui se demandera peut-être si Jésus n'était pas purement et simplement délirant de temps à autre. Je lui objecterai donc que ce n'est pas Jésus qui raconte... et qu'une lecture bien sentie laisse penser à l'existence d'un rédacteur qui y travailla à deux âges de sa vie. Notre lecteur fera peut-être valoir alors d'autres arguments qui, en effet, suggèrent la psychose du rabbi. Par-delà l'ambivalence des mots, il y a, par exemple, la déception lancinante de Jésus qui se sent incompris tout au long du texte de Jean et qui pourrait être interprétée comme le symptôme d'une paranoïa. Il y a aussi quelques déclarations de Jésus qui laissent penser à de la mégalomanie, etc. In fine, il est pourtant difficile, voire impossible de parler de psychose parce que l'herméneutique nous oblige aussi d'admettre que par delà ces quelques ambiguïtés, il y a des signes forts qui prouvent que Jésus n'a pas l'étoffe mentale d'un paranoïaque: il y a beaucoup trop d'altruisme en lui, trop de concessions au 'non-moi', trop d'importance accordée à la gratuité, une conscience trop aiguë de l'altérité dans le sens le plus exigeant et le plus névrotique du mot... En fait, pour lire dans la manière d'être de Jésus le symptôme d'un psychotique au bord de la décompensation, il me faudrait pas mal de mauvaise foi. Il me semble plus raisonnable de lire à travers ces pseudo-symptômes d'un pseudo-psychotique un effort du vieux Jean plutôt que de Jésus pour faire entrer son auditoire dans la sphère de son maître... Un effort parfois obscur (mais charmeur par cette obscurité), pour me faire entrer progressivement dans une manière plus pertinente de diviser le réel en parties distinctes et de mettre ces parties en relation dans ma conscience.

Lorsque Jean me raconte l'onction de Béthanie ou les étapes de l'instruction du procès de Jésus, il a la candeur et le langage d'un enfant, tout au plus d'un jeune adolescent, qui ne sait pas encore distinguer l'essentiel du secondaire, l'affectif de l'objectif... Mais lorsqu'il écrit ou réécrit son Prologue, le chapitre XXI, la Samaritaine, son fameux "noli me tangere", (...) il y a la perspective critique, la prise de conscience des fibres mystérieuses dans l'étoffe des choses... Il a enfin réussi l'impossible: verbaliser la Présence du Ressuscité...

 

 

4-La mort

 

L'Évangile de Jean me propose un recul critique par rapport aux langage. C'est un travail spirituellement exigeant qui donne beaucoup de place à l'inconnaissable, mais c'est aussi intellectuellement plus sain. Ce qui fait que je suis 'je', ce n'est pas ce que Marx, Spinoza, la science médicale ou la physique fait du 'corps' et de la 'chair'. Jean sait bien que ces identités-là n'ont pas d'éternité à espérer et d'ailleurs, pour Jean, la foi en la Résurrection ne nous dispense ni de la mort médicale ni même de l'angoisse de mourir et la finale du chapitre XXI est lumineuse, divinement inspirée, incontournable pour les chrétiens qui en douteraient.

je suis invité à croire plutôt en la Résurrection d'une chair relationnelle (tout en acceptant, pourquoi pas, que les relations sont souvent entravées par les interactions de la science).

Une fois la question de l'identité retravaillée et les peurs infantiles vaincues, l'homme qui accepte de chercher, qu'il soit même le plus radical des empiristes, ne peut plus repousser du revers de la main le trouble qu'a ressenti Thomas devant le Christ ressuscité au bord du lac.

Une fois la question de l'identité retravaillée (...Tout a été fait par Lui (le Logos), et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans Lui. En Lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes...) et les peurs infantiles vaincues (...Allons-y, nous aussi, pour que nous mourions avec lui!...) , les disciples qui cherche (...Seigneur, nous ne savons pas où tu vas; comment en saurions-nous le chemin?...) qu'il soit même le plus radical des empiristes (...Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets mon doigt à la place des clous, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point...) , ne peut plus repousser du revers de la main le trouble qu'a vécu Thomas au bord du lac. (...aucun des disciples n'osait lui demander: Qui es-tu?...)

 

5-Finale

 

L'évangéliste Jean ne me cache pas que ce n'était PAS le corps médical de Jésus qui était en face de lui au bord du lac. Mais l'essentiel de Jésus, ce qui faisait que Jésus était Jésus et pas un autre, était pourtant présent! Ce matin-là, Jean, Thomas et Pierre commençaient à le comprendre et ils en étaient bouleversés. La chair des biologistes peut bien continuer son petit bonhomme de chemin avec ses morts et ses naissances. Qu'importe cette réalité-là. Cette matérialité des choses, qui est partagée par toute l'humanité, n'est qu'une excrétion de quelque chose de premier en nos consciences qui laisserait toujours à découvert un mystère. Aucune science n'en viendra à bout. Il y a un trou dans l'objectivité, et c'est là que vit la Vie. C'est là que se nichent le Christ Ressuscité et la part intemporelle de mon identité, la possibilité du miracle, la liberté... Je suis «je» alors même que toutes les molécules qui me constituent ne sont que flux et reflux à travers moi. Je suis «je» alors même que les rapports entre ces flux et reflux glissent à travers moi sous la férule des lois de la nature.

Qui, s'il accepte de descendre ainsi jusqu'aux tréteaux des mots, pourra confondre Jean? N'importe quel scientifique peut se rendre compte que la science n'assume jamais complètement les failles inhérentes au langage. La science doit toujours construire et reconstruire de nouveaux jeux d'axiomes et de symboles pour rester crédible. À chaque nouveau modèle scientifique, un peu plus de réel s'ordonne dans nos consciences. À chaque nouveau jeu d'axiomes, on s'étonne de ce que le précédent ait pu nous leurrer à ce point. Toujours plus d'ordre derrière,...mais, surtout, toujours, toujours, toujours, un mystère plus profond devant! C'est la règle du savoir! Le chrétien peut sourire de tous ceux qui n'arrivent pas à voir que l'objectivité n'est que le fruit de conventions langagières approximatives et que toute forme d'objectivité est déjà condamnée à mourir sous les travaux de nouveaux savants. Nous avons le droit de croire en la Résurrection, même et surtout sous le règne des déterminismes scientifiques. À bien y regarder, c'est même la persistance de cette Présence inobjectivable qui oblige le savant à prendre conscience de l'incomplétude, de la falsifiabilité, de ses anciennes formules.

Dieu m'est donné par la faille de tout langage qui fait de tout déterminisme une connaissance éphémère. Dieu est cette faille qui m'offre d'être moi et d'être encore moi lorsque je dors, lorsque je perds la tête, lorsque je perds un bras ou un rein, lorsque je perds ma jeunesse, ...lorsque je perds mes caractéristiques biologiques telles que la biologie les définit aujourd'hui ET telle qu'elle les définira demain.

 

 

paul yves wery - Chiangmai-Bruxelles, mars 2010

Version 1.02, mars 2010

Version 1.03, novembre 2010

Version 1.04, février 2011

Version 2.00 février 2015

 

A propos de la Résurrection, lire aussi "L'auberge d'Emmaüs, c'est chez moi"

et surtout "Noli me tangere"