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Version 2.01 - Chiangmai - Décembre 2016

 

Saint Judas l'Iscariote

Abstract: la présentation de la trahison de Judas par les évangélistes est incomplète, embarrassée, incohérente même... Manifestement, les évangélistes louvoient; ils n'aiment pas la vérité qu'ils connaissent pourtant. Judas n'était pas un traître...

**La méthode...**

Hélas, il ne reste plus beaucoup de matériaux pour démystifier Judas. Les textes dont on dispose ont été écrits au moins trente ans après les faits. En plus, ils ont été écrits pour servir des intentions exclusivement apologétiques. (Le souci de la vérité historique pour elle-même est un souci très récent dans l'histoire.) On n'est pourtant pas tout à fait désarmé; malgré les marottes de leurs rédacteurs, les Évangiles et les Actes, par exemple, contiennent des informations utiles. Si ces textes-là sont même plus utiles que d'autres, c'est bien sûr parce que nous n'avons rien de plus ancien sous la main, mais c'est surtout parce que ces cinq textes-là essayent manifestement non pas de nous dire mais plutôt de nous cacher quelque chose d'important à propos de Judas. Comme ils ne cachent pas exactement de la même manière,quelques contradictions apparaissent qui sont comme des indices qui ont une valeur d'historicité supérieure à de simples énonciations... Si ces textes ne cachent pas la vérité de la même manière, c'est d'abord parce que ces rédacteurs n'ont pas eu le même type de relations avec Judas. Jean et Matthieu, par exemple, abordent Judas l'un avec les yeux de l'enfance et l'autre avec ceux de l'adulte. Cette simple nuance va avoir des implications narratives très utiles pour notre enquête. Luc et Marc sont eux des témoins de deuxième main. Ils n'étaient pas impliqués dans les événements qui ont précédé la mise à mort de Jésus.

On peut malgré tout hésiter à propos de Marc parce que dans le récit de l'arrestation nocturne de Jésus, Marc écrit: «...Un jeune homme le suivait, vêtu seulement d’un drap. On l’arrête, mais lui, lâchant le drap, s’enfuit tout nu...» (Mc14,51-52 Trad. NBS2002) Il est plausible que Marc qui s'attache à nous rendre cette anecdote fut lui-même ce jeune homme. On peut supposer par exemple qu'il logeait pas loin de là et fut réveillé par l'agitation. Curieux, il serait allé voir sans même prendre le temps de s'habiller, etc. Quoique n'appartenant pas au groupe des douze apôtres, Marc aurait alors peut-être croisé ou même vaguement fréquenté Judas et Jésus?

A priori, Matthieu semble le mieux placé pour nous parler de Judas. Il a manifestement pu discuter d'égal à égal avec lui. Ils étaient tous les deux plutôt des intellectuels semble-t-il puisque l'un, Matthieu, avait été un collecteur d'impôts et pouvait donc lire, écrire et parler quelques langues tandis que l'autre, Judas, était suffisamment construit intellectuellement et socialement que pour pouvoir par exemple susciter la querelle de Béthanie ou rassembler les notables de Jérusalem).

Si pour ma part je prête beaucoup de crédit aux resources historiques fournies par le Nouveau Testament, c'est aussi parce que les louvoiements des évangélistes donnent des informations qui ne sont pas en contradiction (à ma connaissance) avec les autres resources historiques qui entourent le christianisme naissant (philologie, apocryphes, connaissance des droits Romain et juifs...). Enfin et surtout, ces informations que nous donne le Nouveau Testament semblent suffire pour reconstruire un récit cohérent; le prix de cette cohérence n'est qu'une hypothèse très humble, presque dérisoire...

    Cette hypothèse que je serai obligé de faire, elle concerne la discussion qui s'est tenue entre Judas et les notables de Jérusalem après le scandale de Béthanie. Elle fragilisera bien moins la crédibilité de la reconstruction historique que ne pourraient le faire certaines assomptions théologiques utilisées par d'autres exégètes. Ainsi la volonté qu'aurait eu la Providence ou Judas lui-même d'inscrire Jésus envers et contre tout dans un programme prophétisé par l'Ancien Testament me semble très spécieuse. Ce n'est qu'après les faits que l'on chercha à trouver dans l'Ancien Testament l'annonce prophétisée de la vie de Jésus. Et puis, on sait aujourd'hui qu'il est possible de faire dire à peu près n'importe quoi à un texte comme l'Ancien Testament! Avec un peu d'éloquence et de culture biblique, on arriverait même à lui faire prophétiser un Messie militaire plutôt qu'un Messie serviteur et souffrant...

    Tout aussi spécieuse est l'hypothèse d'un Judas très lucide qui se serait sacrifié pour la mise en oeuvre d'une "pseudo rédemption" en acceptant d'y jouer le mauvais rôle. Cette "pseudo rédemption" qui nécessiterait le sacrifice de Judas ne tient pas la route. La Rédemption réclamait peut-être la Résurrection mais pas une trahison ni une cruelle mise à mort. Il n'y a pas eu dans le chef de Jésus l'idée d'un Père sadique réclamant le sang du Fils pour effacer les pêchés du monde. L'herméneutique est à ce propos sans ambiguïté.

    Nonobstant les nombreuses ambiguïtés des Évangiles canonisés, aujourd'hui, la Rédemption ne peut plus être considérée comme une rançon. Cette thèse s'opposerait radicalement au coeur du message christique. Cette interprétation échangiste a été construite après la mort du Christ, donc après la pseudo-trahison, pour essayer d'élucider avec les archaïsmes théologiques et moraux de l'époque, l'étrangeté de la mise à mort d'un Dieu... C'est la Passion qui a fait germer l'idée d'une rédemption échangiste et pas l'inverse. (Voir à ce propos l'étude sur la Rédemption sur ce même site).

**Des questions historiques sur la table...**

En quoi consiste exactement l'intervention (la 'trahison') de Judas? Pourquoi l'a-t-on payé si cher? Pourquoi un baiser pour reconnaître celui que toute la ville aurait pu reconnaître? Pourquoi les notables juifs n'ont-ils pas travaillé sans Judas?

Pour liquider un prédicateur gênant, les Juifs ne s'encombraient pas trop de protocoles en Palestine à l'époque de Jésus. Il suffit de voir comment a été traité Étienne...

«...Ils poussèrent alors de grands cris, en se bouchant les oreilles. Puis, tous ensemble, ils se jetèrent sur lui, l’entraînèrent hors de la ville et se mirent à le lapider. Les témoins avaient posé leurs vêtements aux pieds d’un jeune homme appelé Saul. Tandis qu’ils le lapidaient, Etienne prononça cette invocation: «Seigneur Jésus, reçois mon esprit.» Puis il fléchit les genoux et lança un grand cri: «Seigneur, ne leur compte pas ce péché.» Et sur ces mots il mourut.» (Ac7,57-60 Trad. TOB) ( Cf. autre traduction et mise en contexte)

Pourquoi ceux qui voulaient la mort de Jésus en sont passés par le biais de Judas et de Pilate? Si vraiment l'affaire était délicate parce qu'il était très populaire, n'auraient-ils pu par exemple s'entendre pour le faire assassiner discrètement par quelques extrémistes ou quelques mercenaires au détour d'un chemin?

 

**Des réponses faciles et presque suffisantes...**

 

Pour trouver une réponse facile à presque toutes ces questions, il suffit de considérer d'une part que Jésus, par son charisme, était devenu un personnage considérable même pour ses ennemis et, d'autre part, qu'il avait des sympathisants même au sein de l'élite Juive. On le sait par les Évangiles. On connaît même les noms de deux des notables qui respectaient Jésus: Nicodème et Joseph d'Arimathée...

«...Il y eut donc, à cause de lui, division parmi la foule. Quelques-uns d’entre eux voulaient l’arrêter, mais personne ne mit la main sur lui. (...) Nicodème, qui était venu le trouver précédemment et qui était l’un d’entre eux, leur dit: Notre loi juge-t-elle un homme sans qu’on l’ait d’abord entendu et qu’on sache ce qu’il fait?...» (Jn7,43-51 Trad. NBS2002)

Des notables auraient probablement pu faire tuer Jésus sans avoir à craindre une sanction des Romains car ces derniers avaient d'autres chats à fouetter et ne pouvaient que se réjouir de ce genre-là de dissensions entre juifs. Mais ces mêmes notables ne pouvaient tenir pour insignifiante la réserve de leurs pairs! Ces sympathisants-là n'aurait jamais laissé passer une mise à mort sans le strict respect de l'état de droit juif. D'autre part, les notables qui voulaient tuer Jésus devaient aussi considérer qu'une colère du petit peuple eut été un désastre. Non seulement cette colère eut pu être dangereuse pour les notables eux-mêmes (malgré tout peu probable comme on le verra plus loin), mais encore et surtout elle aurait fragilisé cette solidarité contre l'ennemi romain qui était quand même une préoccupation prioritaire pour beaucoup!

Il est manifeste qu'avant l'intervention de Judas, pour diverses raisons pas trop difficiles à énumérer, les notables qui voulaient mettre Jésus sinon à mort au moins à l'écart, ne voyaient pas encore un moyen d'y arriver. Ils guettaient l'opportunité. Cette opportunité a été offerte par Judas justement... Ce que Judas a proposé le lendemain de l'affaire de Béthanie a pu susciter un consensus même avec les notables qui ne désiraient pas du tout faire périr Jésus.

«Judas Iscarioth, l’un des Douze, alla trouver les grands prêtres afin de le leur livrer. Quand ils l’entendirent, ils se réjouirent et promirent de lui donner de l’argent. Il cherchait une occasion pour le livrer.» (Mc14,10-11 Trad. NBS2002)

Autres traductions TOB - Semeur - Jérusalem - Colombe - Segond - Chouraki - Osty - Deiss - yyy - zzz

«Ils se réjouirent et convinrent de lui donner de l’argent. Il accepta et se mit à chercher une occasion pour le leur livrer à l’insu de la foule.» ( Lc22,5-6 Trad. NBS2002)

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Quelle est cette proposition de Judas? Voilà une information qui nous serait très utile! Elle nous expliquerait la raison d'être et la vraie nature de ce que l'on a appelé une "trahison" ainsi que le noeud de l'intrigue qui va conduire une affaire a priori strictement juive jusqu'au prétoire Romain.

 

**Le silence volontaire des évangélistes...**

Les évangélistes semblent être peu disposés à tout nous dire. Cette réserve nous invite d'ailleurs à penser que la vérité historique tend à réhabiliter Judas. Judas n'est pas une simple crapule et aucun évangéliste ne l'ignore -sinon peut-être Jean pour des raisons faciles à comprendre que nous développerons plus loin. Judas aurait été une crapule que les trois autres évangélistes se seraient empressés de le signifier clairement. La vérité est trop lourde et est peut-être encore connue par trop de monde que pour pouvoir dire n'importe quoi. Ce poids de la vérité qui les empêchent de "refaire l'histoire" à leurs guises les empêche aussi de parler trop clairement...

 

**Reconstruction de la proposition de Judas aux notables**

Trois étapes s'imposent pour reconstruire cette rencontre entre Judas et les notables juifs:

  1. Retrouver les divers mobiles des notables qui les conduisent à chercher un compromis entre eux et à en discuter avec Judas.
  2. Retrouver les mobiles de Judas qui manifestement veut faire cesser la prédication de Jésus.
  3. Retrouver la marge de manoeuvre des notables et de Judas. Il n'y avait pas mille actions possibles. Qu'a donc pu proposer Judas pour réussir à susciter un consensus? (Gardons tout de même en tête que ceux qui voulaient la mort de Jésus ont peut-être accepté ce compromis uniquement parce qu'ils entrevoyaient déjà la possibilité de "rouler dans la farine" Judas et les notables modérés sans prendre de risque!)

 

1- Les mobiles des notables

Dans le Nouveau Testament, on en trouve au moins trois:

    • La haine
    • L'argent
    • La politique.

La haine

Bien avant toutes considérations politiques, il nous faut comprendre que Jésus est détesté par quelques notables juifs! Sans cette haine, jamais sa crucifixion n'aurait pu avoir lieu. Il faut ajouter ici que Jésus ne manifestait pas beaucoup de respect pour ces gens-là. Il aimait les provoquer -voire les humilier!- devant le petit peuple. Jésus avait parfois envers eux une arrogance altière ...c'est-à-dire exactement la forme de rhétorique qui, venant d'un homme de rang inférieur, pouvait exaspérer l'élite dont l'autorité était déjà mise à mal par les Romains.

«...Jésus se rendit dans le temple, et pendant qu'il enseignait, les principaux sacrificateurs et les anciens du peuple vinrent lui dire: Par quelle autorité fais-tu cela, et qui t'a donné cette autorité? Jésus leur répondit: Je vous poserai moi aussi une seule question, et si vous m'y répondez je vous dirai par quelle autorité je fais cela. Le baptême de Jean, d'où venait-il? Du ciel, ou des hommes? Mais ils raisonnèrent entre eux : Si nous répondons: Du ciel, il nous dira: Pourquoi donc n'avez-vous pas cru en lui? Et si nous répondons: Des hommes, nous avons à craindre la foule, car tous tiennent Jean pour un prophète. Alors ils répondirent à Jésus: Nous ne savons pas. Et il leur dit à son tour: Moi non plus, je ne vous dirai pas par quelle autorité je fais cela.» (Mt21,23-27 Trad. NBS2002)

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L'argent

Jésus avait aussi osé s'attaquer à l'économie du Temple dont l'élite juive, certainement, tirait quelques profits. Et pour se faire comprendre, Jésus n'a pas utilisé les plus subtiles resources de la diplomatie, c'est le moins qu'on puisse dire...

"...Il fit un fouet de cordes et les chassa tous hors du temple, avec les moutons et les bovins; il dispersa la monnaie des changeurs, renversa les tables..." (Jn2,15 Trad. NBS2002) (Voir aussi les autres Evangiles et d'autres traductions)

 

La politique

La popularité de Jésus agaçait certains pour des raisons plus politiques. Jésus ne s'est pas engagé politiquement contre les Romains. Son succès pouvait être considéré comme dangereux pour l'unité et l'identité du peuple juif. C'est en tout cas ce que pense Caïphe après la résurrection de Lazare. Or Caïphe, ce n'était pas n'importe qui...

«(...) Il (Jésus) cria d’une voix forte: «Lazare, sors!» Et celui qui avait été mort sortit (...) Beaucoup de ces Juifs qui étaient venus (...) crurent en lui. Mais d’autres s’en allèrent trouver les Pharisiens et leur racontèrent ce que Jésus avait fait. Les grands prêtres et les Pharisiens réunirent alors un conseil et dirent: 'Que faisons-nous? Cet homme opère beaucoup de signes. Si nous le laissons continuer ainsi, tous croiront en lui, les Romains interviendront et ils détruiront et notre saint Lieu et notre nation.' L’un d’entre eux, Caïphe, qui était Grand Prêtre en cette année-là, dit: 'Vous n’y comprenez rien et vous ne percevez même pas que c’est votre avantage qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière.' » (Jn11,43-50 Trad. TOB) (Cf. autres traductions)

Sur le plan strictement politique, Caïphe n'avait d'ailleurs peut-être pas tort. Ce qu'il dit ici n'a rien à voir avec une vulgaire mise à l'index pour recréer une unité autour d'un bouc émissaire comme certains ont voulu le faire croire. (Il suffit d'étudier les diverses formes de la méchanceté mises en oeuvre durant la Passion pour se rendre compte que si Jésus fut un bouc émissaire pendant la Passion, ce fut par l'efficacité du protocole d'exécution des peines mais pas par les mots de Caïphe!) Jésus était effectivement équivoque en ce qui concerne la lutte contre les Romains. N'avait-il pas, par exemple, eu une réponse pour le moins ambiguë lorsque des notables l'avaient interrogé sur l'impôt?

«...Dis–nous donc ce que tu en penses: est–il permis ou non de payer la capitation à César? Mais Jésus, qui connaissait leurs mauvaises intentions, répondit: Pourquoi me mettez–vous à l’épreuve, hypocrites? Montrez–moi la monnaie avec laquelle on paie la capitation. Ils lui présentèrent un denier. Il leur demande: De qui sont cette image et cette inscription? –– De César, lui répondent–ils. Alors il leur dit: Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Etonnés de ce qu’ils avaient entendu, ils le laissèrent et s’en allèrent...» (Mt22 17-22 Trad. NBS). (Cf. autres évangiles et autres traductions...)

NB Il peut être utile de rappeler ici que sur la fameuse pièce de monnaie, il était probablement écrit «DIVUS CAESAR» ce qui aurait déchargé Jésus d'une partie de l'ambiguïté politique de sa réponse, ...son but ayant alors été, avant tout, de séparer le religieux (DIVUS) du temporel (CAESAR). Ce faisant, il se serait explicitement détaché de toute ambition indépendantiste, mais sans ironie par rapport aux militants indépendantistes.

Le succès de Jésus auprès des foules est tel qu'il réduisait les marges de manoeuvre de l'élite juive.

«...ils cherchaient à le faire arrêter, mais ils eurent peur des foules, parce qu’elles le tenaient pour un prophète...» (Mt21,46 Trad. NBS2002)

«...La plupart des gens de la foule étendirent leurs vêtements sur le chemin; d’autres coupèrent des branches aux arbres et les étendirent sur le chemin. Les foules le précédaient et le suivaient en criant: Hosanna pour le Fils de David! béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! Hosanna dans les lieux très hauts!» (Mt21,8-9 Trad. NBS2002) (Cf. autres Evangiles & autres traductions)

Cette fascination qu'exerce Jésus sur les gens simples lui donne une autorité concurrentielle qui est particulièrement bien décrite en Jn7,40-52 où elle conduit jusqu'à la désobéissance des policiers du temple à leurs supérieurs hiérarchiques!

«...40 Des gens de la foule, après avoir entendu ces paroles, disaient: Vraiment, c’est lui, le Prophète! 41 D’autres disaient: C’est le Christ! Mais d’autres disaient: Est-ce de Galilée que vient le Christ? 42 L’Ecriture ne dit-elle pas que le Christ vient de la descendance de David et de Bethléem, le village où était David? 43 Il y eut donc, à cause de lui, division parmi la foule. 44 Quelques-uns d’entre eux voulaient l’arrêter, mais personne ne mit la main sur lui. 45 Les gardes revinrent vers les grands prêtres et les pharisiens, qui leur dirent: Pourquoi ne l’avez-vous pas amené? 46 Les gardes répondirent: Jamais un homme n’a parlé ainsi. 47 Les pharisiens leur répliquèrent: Est-ce que, vous aussi, vous vous êtes laissé égarer? 48 Y a-t-il quelqu’un parmi les chefs ou les pharisiens qui ait mis sa foi en lui? 49 Mais cette foule qui ne connaît pas la loi, ce sont des maudits! 50 Nicodème, qui était venu le trouver précédemment et qui était l’un d’entre eux, leur dit: 51 Notre loi juge-t-elle un homme sans qu’on l’ait d’abord entendu et qu’on sache ce qu’il fait? 52 Ils lui répondirent: Serais-tu de Galilée, toi aussi? Cherche bien, et tu verras qu’aucun prophète ne vient de Galilée...» (Jn7,40-52 Trad. NBS2002)

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Remarquons bien dans cet extrait que comme les notables, la foule n'est pas unanime derrière Jésus. (Versets 42, 43...) . Si Nicodème ose exprimer sa réserve le texte laisse comprendre qu'il n'est pas le seul (les "quelques-uns" du verset 44...). On pense bien sûr à Joseph d'Arimathée qui admirait Jésus "en secret" (Jn19,38). (Nicodème et Joseph furent probablement, plus tard, les rapporteurs de tous ces détails que l'on pourrait supposer ne pas appartenir au domaine public. Furent-ils les seuls? Nicodème est rudement repris par ceux de la ligne dure et donc d'autres auraient bien pu préférer se taire.) Pour liquider Jésus, l'utilisation d'un tueur à gage ou d'un illuminé intégriste ("jihadiste") était dangereuse dans un environnement aussi clairement divisé. En cas de problème, ce tueur se serait aussitôt retranché derrière l'autorité de ses commanditaires qui auraient eu du mal à s'en expliquer. Dès qu'une division se manifeste à la fois dans la sphère de l'élite et dans celle du peuple, on ne peut plus trop badiner avec la loi juive évidemment!

En résumé :

Ce que la ligne dure de l'élite juive attendait, c'était justement une proposition "propre". Si quelqu'un était prêt à prendre l'initiative d'attaquer frontalement Jésus avec de belles motivations et une plainte juridiquement cohérente dans la culture juive, il était le bienvenu! La suite (le traitement de la plainte par un tribunal juif) irait contre Jésus puisque les majorité des magistrat étaient de l'autre bord... La colère populaire, si elle devait se manifester, irait contre l'accusateur, éventuellement contre les bourreaux, mais pas contre les juges. Tout le monde sait au moins instinctivement que le petit peuple d'une "tribus très nationaliste" dominée par une force étrangère ne met jamais en péril ceux qui sont les garant du "nationalisme blessé", et en particulier ses juges qui préservent envers et contre tout une cohérence identitaire... En cas de tension extrême, c'est le bourreau qui encaisse au moment de l'exécution, pas le juge. c'est encore vrai aujourd'hui; on imagine mal le petit peuple opprimé par un colonisateur attaquer ses propres représentants s'ils ne sont manifestement des collaborateurs. Caïphe et sa clique n'étaient pas des collaborateurs, pas même des pétainistes avant la lettre...

 

2- Les mobiles de judas...

Judas voulait que cesse la prédication de Jésus. Sur ce point tous les analystes dont d'accord. A cela nous devrons pourtant ajouter que Judas ne désirait probablement PAS mettre la vie de Jésus en danger puisque cette condamnation l'a conduit au suicide!

Ceci nous indique par ailleurs combien Judas a de l'étoffe. C'est un homme qui a un sens aigu de ses responsabilités... La thèse de la crapule ne tient pas la route!...

Pourquoi Judas désirait-il faire cesser la prédication de Jésus?

Pour répondre, dans le Nouveau Testament, on trouve peu ou prou cinq explications différentes:

      • a- Un Judas "Zélote".
      • b- Un Judas "socialiste".
      • c- Un Judas "voleur".
      • d- Un Judas "endiablé" (fou).
      • e- Un Judas "cupide".

a- Un Judas "Zélote"

Une réponse simple à quelques questions posées par la 'trahison' (pas toutes) c'est de dire que le principal mobile de Judas est celui d'un Zélote (guérillero juif luttant contre Rome). Ce mobile est clairement celui qui est le moins développé par le Nouveau Testament mais cet argument-là aurait au moins le mérite d'expliquer le silence convenu des évangélistes à propos de la réunion au sommet entre Judas et les notables. Si Judas luttait contre l'envahisseur et que c'est dans le cadre de cette lutte qu'il voulait mettre Jésus à l'écart, il ne serait effectivement pas politiquement correct de le faire savoir trop nettement! Rappelons ici qu'à l'époque de la rédaction des Évangiles, aucun juif digne de ce nom n'aurait eu envie de critiquer trop ouvertement un résistant! La tension politique n'a cessé de monter et le temple va ou a été détruit... La haine contre les Romains est à son comble!

En dehors de cette analyse contextuelle, il y a aussi dans le texte du Nouveau Testament un tout petit argument de philologue qui laisse penser que Judas était un zélote: le mot "sicaire" (qui peut malgré tout s'interpréter de diverses manières).

In fine, même si on ne possède pas d'indices irrévocables, il est très tentant d'accepter l'idée sinon qu'il fut un Zélote, au moins qu'il fut très engagé politiquement... Mais on n'est certainement pas obligé d'accepter cette thèse. Une reconstruction historique devrait pouvoir éventuellement faire l'économie de cette hypothèse.

 

b- Un Judas "socialiste"

La version d'un Judas idéaliste socialisant qui dénoncerait la dérive 'mégalomaniaque' de Jésus n'est pas une hypothèse faite a posteriori. Cette version des faits est surtout présentée par Matthieu, un peu par Luc et Marc mais pas par Jean.

Matthieu épingle très bien un gaspillage éhonté de parfum (du nard) qui a choqué les disciples à Béthanie. Le gaspillage est tel qu'il préfère même ne pas en écrire la valeur monétaire. Au bas mot, il y en avait pour un an de salaire dans ce vase de nard! Un an de salaire évaporé en quelques minutes sur le corps de Jésus...! C'est effectivement scandaleux puisqu'il suffisait probablement d'ouvrir la porte pour rencontrer des indigents! Matthieu met sans ambiguïté une relation de cause à effet entre la bénédiction par Jésus de cette onction de nard et la décision de Judas d'aller négocier avec l'élite juive ensuite.

Cette présentation de Judas est très convaincante intellectuellement parce qu'elle sous-entend un altruisme du 'traître'. (Elle est aussi la seule qui soit totalement compatible avec la thèse d'un "judas Zélote" qui vient d'être évoquée.) Selon les bonnes vieilles règles de la critique historique, cette vague réhabilitation morale du 'traître' rend le récit crédible historiquement; il aurait été plus facile d'esquiver cette vérité embarrassante qui met d'ailleurs d'autres apôtres en positions inconfortables; Judas n'était pas le seul à s'être rebellé! Seule l'historicité de l'événement (mais peut-être aussi, chez Matthieu, une sympathie pour Judas?) a pu obliger les rédacteurs d'en parler malgré tout.

«...Comme Jésus était à Béthanie, chez Simon le lépreux, une femme s’approcha de lui. Elle tenait un flacon d’albâtre plein d’un parfum de grand prix et, pendant qu’il était à table, elle répandit le parfum sur sa tête. En voyant cela, les disciples s’indignèrent: A quoi bon ce gaspillage? On aurait pu vendre cela très cher et en donner le prix aux pauvres. Jésus s’en aperçut; il leur dit: Pourquoi tracassez–vous cette femme? Elle a accompli une belle œuvre à mon égard;les pauvres, en effet, vous les avez toujours avec vous; mais moi, vous ne m’avez pas toujours. En répandant ce parfum sur mon corps, elle l’a fait pour mon ensevelissement. Amen, je vous le dis, partout où cette bonne nouvelle sera proclamée, dans le monde entier, on racontera aussi, en mémoire de cette femme, ce qu’elle a fait. Alors l’un des Douze, celui qu’on appelle Judas Iscariote, se rendit chez les grands prêtres et dit: Que voulez–vous me donner pour que je vous le livre? Ils le payèrent trente pièces d’argent...» (Mt26,6-15 Trad. NBS2002) (Cf. autres Evangiles et autres traductions)

Matthieu fait donc explicitement le lien entre l'onction de Béthanie et la démarche de Judas auprès des notables.

Marc dit quasi la même chose. Il donne le prix de la dépense mais il n'insiste pas sur la relation de cause à effet entre l'onction et le départ de Judas (il se contente d'une simple succession des faits sans articulation linguistique).

«...Comme il était à Béthanie, chez Simon le lépreux, une femme entra pendant qu’il était à table. Elle tenait un flacon d’albâtre plein d’un parfum de nard pur, de grand prix; elle brisa le flacon et répandit le parfum sur la tête de Jésus. Quelques–uns s’indignaient: A quoi bon gaspiller ce parfum? On aurait pu vendre ce parfum plus de trois cents deniers, et les donner aux pauvres. Et ils s’emportaient contre elle. Mais Jésus dit: Laissez–la. Pourquoi la tracassez–vous? Elle a accompli une belle œuvre à mon égard; les pauvres, en effet, vous les avez toujours avec vous, et vous pouvez leur faire du bien quand vous voulez; mais moi, vous ne m’avez pas toujours. Elle a fait ce qu’elle a pu; elle a d’avance embaumé mon corps pour l’ensevelissement. Amen, je vous le dis, partout où la bonne nouvelle sera proclamée, dans le monde entier, on racontera aussi, en mémoire de cette femme, ce qu’elle a fait. | Judas Iscarioth, l’un des Douze, alla trouver les grands prêtres afin de le leur livrer...» (Mc14,3-10 Trad NBS2002) (A comparer avec autres Evangiles et autres traductions)

Luc lui n'évoque ni la question du gaspillage ni l'indignation suscitée par l'onction... Mais encore faudra-t-il préalablement accepter que c'est bien à cette onction-là que Luc fait allusion lorsqu'il nous raconte l'histoire de cette pécheresse pardonnée! Beaucoup d'exégètes font ce rapprochement et c'est à bon droit me semble-t-il. En fait, Luc a manifestement compris qu'il y avait un serpent sous le caillou dans cette affaire! C'est en bon intellectuel-écrivain qu'il aurait veillé plus rigoureusement que les autres à brouiller les pistes (en mêlant deux histoires distinctes)...

«...Un des pharisiens l’invita à manger avec lui. Il entra donc chez le pharisien et s’installa à table. Or une femme, une pécheresse de la ville, sut qu’il était à table chez le pharisien ; elle apporta un flacon d’albâtre plein de parfum et se tint derrière lui, à ses pieds. Elle pleurait et se mit à mouiller de ses larmes les pieds de Jésus ; elle les essuyait avec ses cheveux, les embrassait et répandait sur eux du parfum. En voyant cela, le pharisien qui l’avait invité se dit: Si cet homme était prophète, il saurait qui est la femme qui le touche et ce qu’elle est : une pécheresse. Jésus lui dit: Simon, j’ai quelque chose à te dire. –– Maître, parle, répondit–il.–– Un créancier avait deux débiteurs ; l’un devait cinq cents deniers et l’autre cinquante. Comme ils n’avaient pas de quoi le rembourser, il leur fit grâce à tous les deux. Lequel des deux l’aimera le plus ? Simon répondit : Je suppose que c’est celui à qui il a fait grâce de la plus grosse somme. Il lui dit : Tu as bien jugé. Puis il se tourna vers la femme et dit à Simon : Tu vois cette femme ? Je suis entré chez toi, et tu ne m’as pas donné d’eau pour mes pieds ; mais elle, elle a mouillé mes pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne m’as pas donné de baiser, mais elle, depuis que je suis entré, elle n’a pas cessé de m’embrasser les pieds. Tu n’as pas répandu d’huile sur ma tête ; mais elle, elle a répandu du parfum sur mes pieds. C’est pourquoi, je te le dis, ses nombreux péchés sont pardonnés, puisqu’elle a beaucoup aimé. Mais celui à qui l’on pardonne peu aime peu. Et il dit à la femme : Tes péchés sont pardonnés. Ceux qui étaient à table avec lui commencèrent à se dire : Qui est–il, celui–ci, qui va jusqu’à pardonner les péchés ? Mais il dit à la femme : Ta foi t’a sauvée ; va en paix...»
(Lc7,36-50 Traduction "Nouvelle Bible Ségond 2002") (Comparer avec autres Evangiles et autres traductions)

Quant à Jean... le maladroit...

Ni Matthieu ni Marc ne disent que c'est Judas lui-même qui enclenche la polémique à propos du gaspillage. Selon Matthieu, ce sont «...les disciples...» (et donc non seulement Judas mais aussi Matthieu lui-même qui aurait été solidaire de Judas au moins jusqu'à ce moment-là!). Selon Marc ce sont «...quelques-uns...» (et donc pas rien que Judas). C'est Jean, le maladroit, qui beaucoup plus tard mettra les pieds dans le plat en attribuant l'initiative de la querelle à Judas avec son «...Judas Iscariote, celui qui allait le livrer, dit alors...(Jn12,4)». C'est probablement bien malgré lui que Jean nous offre à penser que c'est par générosité que Judas va essayer de mettre Jésus hors d'état de prêcher! (Si Jean essaye de combattre l'idée que Judas eut pu être généreux, c'est qu'à l'époque de la rédaction cette idée était acceptée par certains!)

Jean dans toute cette affaire est certainement le plus intéressant. Il était probablement encore trop jeune à l'époque des faits que pour se scandaliser d'un gaspillage. Si l'on relit attentivement son texte, on constate que lorsqu'il évoque le prix du parfum, ce n'est pas pour épingler l'ampleur d'un gaspillage -ce dont il ne semble pas même avoir conscience- mais uniquement pour appuyer l'ampleur du vol que Judas aurait eu l'intention de commettre.

« ...Marie, donc, prit une livre d’un parfum de nard pur de grand prix, en répandit sur les pieds de Jésus et lui essuya les pieds avec ses cheveux; la maison fut remplie de l’odeur du parfum. Un de ses disciples, Judas Iscariote, celui qui allait le livrer, dit alors: Pourquoi n’a–t–on pas vendu ce parfum trois cents deniers pour les donner aux pauvres? Il disait cela, non parce qu’il avait le souci des pauvres, mais parce qu’il était voleur et que, tenant la bourse, il prenait ce qu’on y mettait..." (Jn12,3-6 Trad. NBS2002) (Comparer avec autres Evangiles et autres traductions)

C'est un jugement bien infantile car cette argumentation néglige deux réalités contextuelles importantes:

  • On ne vole pas discrètement une telle somme dans la bourse d'une communauté aussi serrée ...Mais surtout, et l'infantilisme principal est là, l'argent avec lequel Marie a acheté le précieux nard n'aurait pas nécessairement gagné cette bourse! L'argument de vendre le parfum était une figure de rhétorique que, naïvement Jean prend au mot pour mieux mettre en valeur l'ampleur du vol projeté.
  • Supposant même que Jésus eut accepté d'être accompagné par un vulgaire voleur dénommé Judas et qu'il lui ait confié la responsabilité de la bourse (Jn12,6 cf.supra & Jn 13,29) pour lui exprimer, malgré tout, de la confiance, il resterait difficile d'imaginer que dans ces conditions, Jésus en ait fait l'un des 12 apôtres. Mais, surtout, il serait inimaginable que cette supposée 'petite frappe' fut capable de faire réunir les notables de Jérusalem! Non! Judas, comme nous pouvons le savoir par mille autres indices, était d'une tout autre carrure! Le respect que Matthieu lui accorde même après la 'trahison' en témoignait déjà assez.

Jean était le seul «pur» dans toute cette affaire. Qu'il le reste! En grandissant, il aura probablement mieux compris le gaspillage bien sûr. Mais le très vieux Jean qui donnera la dernière version de son texte 60 ans plus tard (vers l'an 95), n'aura pas cru utile -y a-t-il seulement pensé?- d'éclairer son auditoire sur l'ambiguïté éthique de cet épisode. Non seulement il n'a jamais ressenti en lui-même cette ambiguïté mais en plus cet auditoire donnait déjà une lecture théologique à la passion (Rédemption) qui à la vue des enjeux faisait purement et simplement l'impasse sur cette dérisoire considération d'un gaspillage. Dans ces conditions, pourquoi le très vieux Jean serait-il entré dans une polémique que personne ne désirait entendre? Pour justifier ce Judas qu'il déteste et qui a conduit Jésus vers la mort? Pour salir les apôtres qui furent d'abord solidaires de Judas mais furent depuis lors martyrisés? (Jn évite d'ailleurs de mentionner cette solidarité des disciples à Béthanie!) Pour embrouiller dans des arguments moraux complexes et secondaires la signification religieuse de la passion? Le "gaspillage" ne pouvait plus être un "gaspillage" pour des fidèles qui avaient fait de Jésus leur Dieu!

On est vraiment avec ce texte de Jean comme devant un souvenir d'enfance laissé à l'état brut par un vieillard uniquement soucieux de rendre un climat affectif très précis qui autorisera certaines échappées spirituelles...

 

Un Judas voleur

Jean est le seul à prêter une telle intention à Judas et c'est évidemment lié à tout ce qui vient d'être dit. Jean a entendu l'argument de Judas à Béthanie puisqu'il s'en irrite et juge même utile de le disqualifier explicitement au profit de sa propre thèse: "...Il disait cela, non qu'il se mît en peine des pauvres, mais parce qu'il était voleur et que..."

Je pense avoir déjà argumenté suffisamment l'absurdité de la thèse du 'Judas voleur' en soulignant la cohérence de celle du 'Judas socialiste' ou celle du 'Judas Zélote'. Mais le plus important c'est ici de considérer que cette 'absurdité' perd totalement sa charge négative si l'on veut bien considérer que Jean n'avait probablement qu'une dizaine d'années à cette époque. Or il y a dans et hors Evangiles, un très grand nombre d'indices qui nous obligent de le penser. (Cf. l'article dédié à l'âge du principal rédacteur de l'Evangile de Jn.)

Le quatrième Evangile a la juste réputation d'être par excellence l'Evangile spirituel et certains pourraient peut-être s'irriter d'une apparente 'disqualification' de ce texte en l'attribuant à un auteur principal qui n'aurait été qu'un jeune enfant au moment des faits. Ce serait mal reconnaître les informations puissantes que peut donner un ordre symbolique à l'exégète! Ces infantilismes volontairement ou négligement mal nettoyés dans les souvenirs du vieil écrivain nous offrent paradoxalement des arguments d'historicité bien supérieur à toute rhétorique traditionnelle. Il offre une cohérence a-culturelle aux contradictions en présence; pour l'historien en effet, le regard de l'enfant, par-delà ses failles (en général faciles à repérer), offre un point de vue bien plus indépendant des réalités culturelles (qui sont toujours très conjecturales pour une époque aussi lointaine) que celui de l'adulte. Un enfant de notre époque aurait réagi exactement de la même manière! En utilisant de telles différences d'âges entre ses acteurs, un cinéaste par exemple n'éprouverait plus la moindre difficulté à rendre plausible le mélange des points de vue contradictoires présent lors de l'onction de Béthanie ou lors de la dernière scène. On est ici au coeur de la méthode symbolique et l'on sent bien ce qu'elle peut apporter comme supplément d'âme à l'analyse historico-critique!)

 

Un Judas «endiablé»

L'idée d'un Judas dépossédé de lui-même vient surtout de Luc et accessoirement de Jean.

Luc a décidé d'emblée de copieusement déguiser l'onction de Béthanie (au point que certains exégètes préfèrent penser que l'onction qu'il évoque dans son Evangile est un autre évènement que les autres évangélistes auraient oublié de mentionner). Il est bien normal que Luc ait considéré préférable de donner de cet épisode une version plus allégorique; il fallait éviter de compromettre les autres apôtres dans son récit et il fallait aussi ne pas compromettre la réputation d'une croyante bien identifiée et bien intentionnée (Marie, la soeur de Marthe) qui avait mis le feu aux poudres et involontairement enclenché la procédure de mise à mort de Jésus. Marie vivait probablement encore au moment où Luc rédige (mais ne vivait certainement plus lorsque le vieux Jean écrivit la deuxième version de son Evangile... Jean sera donc le seul à la citer nommément).

Agissant ainsi, Luc devient alors victime de sa propre délicatesse. Puisqu'il a vraiment effacé toute possibilité d'un lien entre l'attitude de Judas et cette onction conflictuelle, il fallait bien trouver quelque chose d'autre pour expliquer la démarche de Judas... Il fit donc de Satan l'instigateur du mal!

A vrai dire, ce type d'argument ne m'intéresse pas. Je n'ai pas envie d'entrer dans un débat théologique sur la nature du diable. Je me contente de voir en la formulation de Luc un moyen littéraire d'échapper à la difficulté de rendre compte correctement des nuances de cette intrigue compliquée.

 

Un Judas «cupide»

Marc et Luc disent que les juifs convinrent de le payer et Mt dit que c'est Judas qui a demandé de l'argent.

«...Alors l’un des Douze, celui qu’on appelle Judas Iscariote, se rendit chez les grands prêtres et dit: Que voulez–vous me donner pour que je vous le livre? Ils le payèrent trente pièces d’argent...» ( Mt26,14-15 Trad.NBS.2002)

Autres traductions TOB - Semeur - Jérusalem - Colombe - Segond - Chouraki - Osty - Deiss - yyy - zzz

«...Judas Iscarioth, l’un des Douze, alla trouver les grands prêtres afin de le leur livrer. Quand ils l’entendirent, ils se réjouirent et promirent de lui donner de l’argent. Il cherchait une occasion pour le livrer...» ( Mc14,10-11 Trad. NBS.2002)

Autres traductions TOB - Semeur - Jérusalem - Colombe - Segond - Chouraki - Osty - Deiss - yyy - zzz

«...Alors Satan entra en Judas, celui qu’on appelle Iscariote et qui était du nombre des Douze. Celui–ci alla s’entendre avec les grands prêtres et les chefs des gardes sur la manière de le leur livrer. Ils se réjouirent et convinrent de lui donner de l’argent. Il accepta et se mit à chercher une occasion pour le leur livrer à l’insu de la foule...» (Lc22,3-6 Trad. BBS2002)

Autres traductions TOB - Semeur - Jérusalem - Colombe - Segond - Chouraki - Osty - Deiss - yyy - zzz

Judas venait-il avec une proposition toute faite mais très coûteuse? Judas a-t-il accepté ou demandé les pièces d'argent? Les pièces ont-elles été données sur-le-champ ou simplement promises?

On est au coeur de ce que les évangélistes ne veulent pas dire! Le contenu de cette discussion au sommet est d'autant plus intrigant que ces trente pièces d'argent, c'est une somme considérable: environ 120 jours de salaire d'un travailleur agricole! (Cette somme est d'ailleurs bien trop importante que pour correspondre au salaire d'un guide chargé de retrouver quelqu'un que tout le monde connaissait...)

La Tradition, peut-être trop influencée par l'image que Jean donne au personnage, lie ces trente pièces à la cupidité de Judas. Or, l'affaire des trente pièces d'argent n'est PAS mentionnée par Jean alors que son supposé voleur s'en serait effectivement bien accommodé. Si la 'prime' n'avait été qu'un marchandage éhonté, Jean l'aurait aussitôt relevé. Jean se tait!... (Mais Jean connaissait peut-être encore mieux que les autres le projet de Judas puisqu'il avait été personnellement présent chez Ann lorsque Pierre aux abois se faisait tout petit dehors, près du feu...)

Après avoir relativisé comme je l'ai fait le parti-pris de Jean, il est plus raisonnable de penser que ces trente pièces d'argent étaient destinées au financement d'un projet concret et relativement coûteux conçu par Judas. Si Judas n'avait pas eut besoin de l'argent pour les dépenses liées à cette mission qu'il allait assumer, il aurait refusé les trente pièces. Les accepter eut été nier la pureté de son intention. Répétons-le une fois encore si nécessaire, Judas n'était pas une petite frappe! La version de Matthieu qui fait demander les trente pièces d'argent par Judas est effectivement, au premier regard en tout cas, la plus accablante pour Judas. Mais aussi bizarre que cela puisse paraître, cette version s'accommodera mieux avec un plan précis proposé par Judas qui aurait réconcilié l'intention de mettre Jésus à l'écart, la volonté de le laisser vivre, et la crainte de la colère du petit peuple.

Le moment est venu d'aller de l'avant et de reconstruire cette réunion entre Judas et les notables pour que cette lecture des trente pièces d'argent s'impose par elle-même...

 

3- La proposition de Judas...

Entre les Romains d'une part et l'élite cultivée, prudente et divisée d'autre part, ceux qui veulent écarter Jésus n'ont pas de très nombreuses possibilités d'action: la prison, le meurtre et l'exil manu militari.

Après tout ce qui vient d'être dit, il n'est plus nécessaire de chercher midi à quatorze heures. La proposition de Judas s'impose d'elle-même: l'exil forcé, manu militari si nécessaire (un peu à la manière de l'exil de Napoléon imposé par l'Europe respectueuse du génie mais fatiguée de ses frasques militaires).

La prison n'aurait satisfait personne car la foule se serait vite rassemblée à sa porte par l'action de quelques disciples.

Le meurtre discret pur et simple n'a certainement pas été mis sur la table des négociations pour les raisons développées plus haut: pour obtenir un consensus, l'état de droit devait être respecté... Mais encore et surtout: Judas lui-même se serait opposé au meurtre! (Son suicide le prouve.)

Ne reste donc que l'exil manu militari... Cette option est plus coûteuse (solde des mercenaires pour l'arracher vivant et discrètement de sa zone d'influence, les frais de transfert vers des terres éloignées, ressources minimales pour lui permettre de s'y établir...) .

*

Si c'est effectivement l'exil manu militari que Judas a proposé en réponse à sa conscience politique, on comprend mieux à la fois:

  • Le silence des évangélistes.
  • Le consensus entre les diverses tendances de l'élite juives et Judas
  • ...Et valeur de la somme offerte qui correspondrait au financement de ce projet musclé.

Il n'est plus nécessaire ni de faire de Judas une crapule ni de croire au diable...

 

**Le projet de Judas a cafouillé...**

Le projet, après avoir obtenu le consensus aurait été détourné de sa finalité à la grande surprise de Judas, lorsqu'en cours de procédure, haine aidant, la ligne dure du sanhédrin comprit qu'elle pouvait en faisant glisser le procès vers le prétoire Romain obtenir la mort de Jésus tout en balisant la colère du peuple et des dignitaires modérés...

Les opposants à Jésus quoique majoritaires au sanhédrin avaient pourtant bien faillit perdre la bataille. Au tribunal, aucun argument décisif contre Jésus ne sortait des débats. Caïphe a finalement perdu patience et récupéré la donne en utilisant l'argument qu'il aurait évidemment pu utiliser dès la première minute si cet argument n'avait pu déjà paraître spécieux à cette époque. (Si une loi juive interdisait, sous peine de mort, qu'on se déclare 'Fils de Dieu', elle n'était évidemment plus d'application à l'ère des Romains... Il fallait bien le théâtralisme hystérique de Caïphe pour réactualiser cette manière archaïque d'argumenter! Il fallait surtout que le réquisitoire de Judas fut trop modéré pour s'opposer efficacement aux arguments de la défense!

«Ceux qui avaient arrêté Jésus l’emmenèrent chez le grand prêtre Caïphe; là, les scribes et les anciens se rassemblèrent. Pierre le suivait de loin, jusqu’au palais du grand prêtre; il entra dans la cour et s’assit avec les gardes, pour voir comment cela finirait. Les grands prêtres et tout le sanhédrin cherchaient un faux témoignage contre Jésus, pour le faire mettre à mort. Mais ils n’en trouvèrent pas, quoique beaucoup de faux témoins se soient présentés. Enfin il en vint deux qui dirent : Il a dit : « Je peux détruire le sanctuaire de Dieu et reconstruire en trois jours. » Le grand prêtre se leva et lui dit : Tu ne réponds rien ? Que dis–tu des témoignages que ces gens portent contre toi ? Jésus gardait le silence. Le grand prêtre lui dit : Je t’adjure par le Dieu vivant de nous dire si c’est toi qui es le Christ, le Fils de Dieu. Jésus lui répondit : C’est toi qui l’as dit. Mais, je vous le dis, désormais vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel. Alors le grand prêtre déchira ses vêtements en disant : Il a blasphémé. Qu’avons–nous encore besoin de témoins ? Vous venez d’entendre son blasphème. Qu’en pensez–vous ? Ils répondirent : Il est passible de mort.» (Mt26,57-66 Trad. NBS2002)

Il faut comprendre que la haine de la ligne dure du sanhédrin pu atteindre ici un degré de perversité peu commun: après avoir pu placer l'initiative de l'arrestation de Jésus sous la responsabilité de Judas, si les plus hargneux se sont activés pour faire glisser la procédure jusqu'au prétoire romain, c'est parce que ce n'était pas dangereux pour eux-mêmes! Judas a tout de suite compris que c'est bien plus lui, Judas, qui serait visé par une éventuelle colère du peuple que le sanhédrin ou les Romains! Écoeuré par tant de perversité, par la perspective de la mort de Jésus et par l'image fausse de lui-même qu'elle allait donner au peuple, Judas préféra se donner la mort...

Les mercenaires utilisés pour arrêter Jésus ne furent peut-être même pas payés par Judas puisque, furieux de voir tout évoluer dans un sens qui ne correspondait pas du tout à ce qu'ils avaient pourtant tous convenu le lendemain de Béthanie, Judas a voulu rendre l'argent dans un geste symbolique fort avant de se tuer. (Mt27,1-5)

 

**Conclusion libre mais balisée...**

Pour reconstruire la 'trahison' de Judas d'une manière cohérente, j'ai donc été obligé de faire une hypothèse dont le Nouveau Testament ne dit rien explicitement: Judas aurait proposé aux notables juifs un exil manu militari. Cette hypothèse, mon lecteur en conviendra, est légère, presque dérisoire compte tenu des réalités textuelles disponibles.

Ce que Judas a proposé et puis organisé est un compromis intelligent mais coûteux. Il aurait permis d'écarter Jésus sans le tuer et sans donner au peuple l'occasion de cristalliser son désarrois et sa colère. Comme on le sait par ailleurs, l'exécution du projet initial de Judas a été programmée pendant la nuit en période de fête de telle sorte que seuls les plus proches disciples eussent pu faire obstacle à l'opération policière qu'elle impliquait.

Il faudra maintenant relire l'ensemble des textes pour constater que ce qui peut encore paraître étrange dans les récits évangéliques peut aussi s'harmoniser avec cette reconstruction à peu de frais. Le malaise généralisé lors de la dernière scène, l'aveuglement de Pierre, la haine de Jean par rapport à Judas... tout cela se reconstruit maintenant beaucoup plus facilement! Un cinéaste pourrait enfin donner une version réaliste à un public non croyant car il n'aura plus besoin de la Rédemption, de la notion de sacrifice (...ou d'un Jésus masochiste!) pour donner une cohérence psychologique à l'intrigue de son film. Au contraire, il aura avantage à prendre ses distances avec la théologie qui a déjà tellement opacifié cet épisode de l'histoire. Plutôt que de recourir à un finalisme Providentiel, il vaudra mieux pour ce cinéaste d'avaliser ce que les Évangélistes disent par ce qu'ils ont aussi essayé de cacher... Ce réalisateur devra bien sûr aussi assumer que Jean fut un enfant au moment des faits, mais cela n'est même pas une hypothèse tant les indictions scripturaires allant dans ce sens abondent.
Les contraintes historiques ainsi évaluées laissent encore beaucoup de place pour la créativité d'un l'artiste qui voudrait en faire le sujet de son oeuvre. Mille scenarios sont encore possibles qui tous pourraient être psychologiquement plausibles sans être contradiction avec les Textes.

Pour ma part, pour réaliser ce film ou cette bande dessinée destinée à un public athée ou agnostique, je ferais valoir que Jean était présent chez Ann et a écouté plein de haines le réquisitoire de Judas qui était incompréhensible pour un enfant... Puis j'ajouterais que lorsque quelques notables ont envisagé une peine capitale à faire prononcer par les Romains, Jean aurait aussi vu Judas commencer à faire marche arrière pour des raisons qu'il ne pouvait pas plus comprendre... Jean, trop jeune encore pour plaider lui-même, enrageait bien sûr de voir Pierre rester taiseux dehors près du feu, alors qu'il a réussi à le faire entrer dans l'enceinte en parlant à la concierge qu'il connaissait...

Pourvu qu'il préserve cette structure fondamentale de l'intrigue, l'imagination du réalisateur peut évidemment aller encore beaucoup plus loin que moi. Il faudra beaucoup d'imagination pour retrouver une cohérence laïque à la dernière scène (qui ne serait pas nécessairement incompatible avec une cohérence théologique d'ailleurs).

Je suis certain en ce qui me concerne que Jésus a beaucoup discuté avec Judas et qu'il connaissait donc précisément son problème de conscience. Jésus a appris par Judas lui-même le moyen par lequel Judas sentait devoir s'acquitter de son devoir moral si Jésus ne changeait pas son comportement. Ces deux-là se considéraient suffisamment l'un l'autre pour que leur relation atteigne ce degré de complexité.

Les autres apôtres ne suivaient qu'approximativement les enjeux de ces discussions très politisées et volontairement très allusives. Ces discussions exaspéraient d'ailleurs le petit Jean qui voyait son cher Jésus de plus en plus triste à cause de ce maudit Judas. Jésus sentait probablement bien plus que Judas tout ce qu'il y avait de dangereux pour sa vie derrière cette volonté de le faire taire. La confusion et la perplexité à la fois intellectuelle et affective des autres disciples semblent avoir été telle lors de la dernière scène qu'il produisit ce climat étrange pour une fête, et c'est le moins qu'on puisse dire. La sphère du cénacle était saturée par toutes ces questions sans réponses et les hypothèses les plus folles...

C'est Jésus lui-même qui ce soir-là a poussé Judas à clarifier son problème de conscience et à assumer son devoir de conscience. Jésus l'a poussé à aller jusqu'au bout de sa conscience parce que Jésus a toujours eu cette manière de parler avec ceux qui l'interpellaient.

Lorsque les autres apôtres ont cru que Jésus invitait Judas à aller donner l'aumône, Pierre qui n'est en général pas le plus lucide des disciples a cru comprendre le fond de l'affaire mais n'osa encore rien en dire tant c'était lourd. Il préféra ne pas prêter attention à ce que le petit Jean venait de répondre à sa question...

Judas a hésité jusqu'à la dernière minute. On comprend alors enfin toute l'ambiguïté du baiser et l'ambiguïté de la réponse de Jésus à ce baiser...

 

paul yves wery - Bruxelles - 1992-4

Version 1.2 - Chiangmai - Septembre 2007

Version 2.0 - Chiangmai - Février 2011