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Jean Piaget - Le jugement moral chez l'enfant - PUF1957

Les règles du jeu de bille dans la petite et moyenne enfance ( 4-10ans)

Je ne veux pas faire dire à monsieur Piaget ce qu'il n'a pas dit. Je constate simplement que les résultats de ses recherches qu'il fit pour étudier la généalogie de la morale à partir de l'observation du jeu de billes sont du plus haut intérêt pour nos propres thèses. Par honnêteté intellectuelle je recadre cependant ces observations dans ses propres analyses pour que mon lecteur puisse s'il le désire voir comment Piaget lui-même utilisait les résultats de ses recherches sur le terrain.

Que mon lecteur soit attentif au fait que je ne définis pas les stades de la maturité comme Piaget.

J'ai puisé ces ressourses dans une édition des PUF de 1957, aux pages 31-43. Mais je suis certain que de nouvelles éditions sont encore disponibles sur le marché.

« ...l'acquisition et la pratique des règles du jeu obéissent à des lois très simples et très naturelles, dont les étapes peuvent être définies de la manière suivante : 1° Simples régula­rités individuelles ; 2° Imitation des grands avec égocentrisme ; 3° Coopération ; 4°. Intérêt pour la règle en elle-même. Cherchons maintenant si l'évolution de la conscience de la règle dessine une courbe aussi peu compliquée.

§5 . LA CONSCIENCE DE LA RÈGLE. I. LES DEUX PREMIERS STADES.

(Pour les grands enfants, cliquez ici)

(Pour lire les conclusions générales de l'étude des règles chez l'enfant, cliquez ici)

 

Comme tous nos résultats nous l'ont montré, on ne saurait isoler la conscience des règles du jeu de l'ensemble de la vie morale de l'enfant. Il est à la rigueur possible d'étudier la mise en pratique des règles sans s'occuper de l'obéissance en général, c'est-à-dire de toute la conduite sociale et morale de l'enfant. Mais, dès que l'on cherche à analyser, ainsi que nous allons le faire, comment l'enfant sent et se représente ces règles, on s'aperçoit qu'il les assimile inconsciemment à l'ensemble des consignes auxquelles il est soumis. Cela est particulièrement net chez les petits pour lesquels la contrainte exercée par les aînés évoque, en plus atténué, l'autorité adulte elle-même.

Dès lors, la grosse difficulté, ici plus encore qu'a propos de la pratique des règles, est de dégager la signification exacte des faits primitifs. Les simples régularités individuelles, qui précèdent les règles imposées par le groupe social des joueurs, donnent-elles oui ou non naissance à une conscience de la règle, et, si oui, cette conscience est-elle indirectement influencée par les consignes adultes ? Voilà la question délicate qu'il convient d'examiner avant d'analyser les données plus transparentes fournies par l'interrogatoire des enfants plus âgés.

En ce qui concerne la conscience de la règle, nous appel- lerons donc premier stade un stade qui correspond au stade pure- ment individuel étudié précédemment. Durant ce stade, l'enfant, ainsi que nous l'avons vu, joue aux billes comme il l'entend, cherchant simplement à satisfaire ses intérêts moteurs ou sa fantaisie symbolique. Seulement, très vite il contracte des habi- tudes qui constituent des sortes de règles individuelles. Ce phéno- mène, loin d'être isolé, va de pair avec l'observation qu'il est facile de faire sur tous les bébés, avant tout langage et avant toute pression spécifiquement morale de l'adulte, d'une sorte de ritualisation des conduites en général. Non seulement tout acte d'adaptation se prolonge, une fois sorti de son contexte d'effort et d'intelligence, en un rituel conservé pour lui-même, mais encore le bébé invente souvent de tels rituels pour son propre plaisir, d'où les réactions primitives des jeunes enfants mis en présence de billes.

Mais, pour savoir à quelle conscience de la règle correspon- dent ces schèmes individuels, il convient de se rappeler que, dès l'âge le plus tendre, tout fait pression sur l'enfant pour lui imposer la notion de régularité. Certains événements physiques (l'alter- nance des nuits et des jours, des paysages au cours des pro- menades, etc.) se reproduisent avec une précision suffisante pour donner naissance à une conscience de la s légalité ii, ou tout au moins pour favoriser l'apparition de schèmes moteurs de pré- vision. D'autre part, en liaison complète (et indissociable pour l'enfant) avec les régularités extérieures, les parents imposent au bébé un certain nombre d'obligations morales, source d'autres régularités : repas, sommeil, propreté, etc. L'enfant est donc baigné dès les premiers mois dans une atmosphère de règles, et il devient dès lors extrêmement difficile de discerner ce qui vient de lui-même, dans les rituels qu'il respecte, et ce qui résulte de la pression des choses ou de la contrainte de l'entourage social. Dans le contenu de chaque rituel, il est certes possible de savoir ce qui est inventé par l'enfant, découvert dans la nature ou imposé par l'adulte. Mais dans la conscience de la règle, en tant que structure formelle, ces différenciations sont inexistantes du point de vue du sujet lui-même.

Cependant, l'analyse des rituels d'enfants plus âgés permet d'introduire ici une distinction essentielle. D'une part, certaines conduites sont pour ainsi dire ritualisées par l'enfant lui-même (par exemple : ne pas marcher sur les lignes séparant les dalles de la bordure du trottoir). Or, si aucune autre circonstance n'intervient, ces règles motrices ne donnent jamais naissance à un sentiment d'obligation proprement dite (et cela même dans l'exemple que nous venons de choisir à dessein : il s'agit d'un simple jeu, lequel ne deviendra obligatoire que s'il est lié ultérieu­rement à un pacte, c'est-à-dire à une opération sociale - car le pacte avec soi-même dérive sans aucun doute des pactes avec autrui). D'autre part, certaines règles, qu'elles aient été préala­blement inventées, imitées ou reçues du dehors par l'enfant, déjà toutes formulées ou non - peu importent ces nuances - sont à un moment donné sanctionnées par l'entourage, c'est-à-dire approuvées ou prescrites. Dans ce cas seulement, les règles s'ac­compagnent d'un sentiment d'obligation. Or, s'il est toujours difficile de savoir jusqu'à quel point, dans la conscience d'un enfant de un ou de deux ans, la règle obligatoire recouvre ou non le rituel moteur, il est en tout cas évident que ces deux sortes de réalités psychologiques sont distinctes. Il importe donc de se rappeler cette différence pour aborder l'étude des règles du jeu.

On reconnaît, dans la manière dont nous venons de poser le problème, la thèse si frappante de M. Bovet sur la genèse de l'obligation de conscience : le sentiment d'obligation n'apparaît que lorsque l'enfant accepte une consigne émanant de personnes pour lesquelles il éprouve du respect. Tous les faits analysés dans le présent ouvrage, à commencer par les faits de conscience relatifs aux règles du jeu, confirment une telle thèse, parallèle d'ailleurs plus qu'opposée à la doctrine de Durkheim sur la genèse sociale du respect et de la moralité. La seule modification que nous introduirons dans la théorie de Bovet consistera à l'élargir, en distinguant, à côté du respect unilatéral du petit pour le grand, un respect mutuel des égaux entre eux. La règle collective, par conséquent, nous apparaîtra comme le produit aussi bien de l'approbation réciproque de deux individus que de l'autorité d'un individu sur un autre.

Cela dit, qu'est-ce que la conscience de la règle au cours de notre premier stade ? Dans la mesure où l'enfant n'a jamais vu jouer personne, on peut admettre qu'il s'agit de rituels purement individuels. L'enfant, prenant plaisir à toute répétition, se donne à lui-même des schèmes d'action, mais rien, dans cette conduite, n'implique encore la règle obligatoire. Par contre, et c'est là ce qui rend l'analyse si délicate, il est clair qu'un enfant sachant parler, même s'il voit des billes pour la première fois, est déjà saturé de règles et de consignes dues à l'entourage, et cela dans les domaines les plus divers. Il sait qu'il est des choses permises et des choses défendues. Si libéral que l'on soit en éducation, on ne peut pas ne pas imposer certaines obligations relatives au sommeil, au manger, et même à de menus détails sans gravité en apparence (ne pas toucher aux piles d'assiettes, à la table de travail de son papa, etc.). Il est donc fort possible que, dès son premier contact avec les billes, l'enfant soit d'avance persuadé que certaines règles s'imposent eu égard à ces objets nouveaux. C'est pourquoi les origines de la conscience de la règle, même dans un domaine aussi restreint que celui du jeu de billes, sont conditionnées par l'ensemble de la vie morale de l'enfant.

C'est ce qui devient clair dès le second stade, lequel est d'ail- leurs le plus intéressant pour notre propos. Ce second stade débute donc au moment où l'enfant, par imitation ou par échange verbal, se met à vouloir jouer conformément à des règles reçues du dehors. Comment se représente-t-il ces règles ? C'est ce qu'il nous faut essayer de dégager maintenant.

Nous nous sommes servi de trois groupes de questions pour analyser la conscience de la règle dès ce deuxième stade : peut-on changer les règles, les règles ont-elles toujours été ce qu'elles sont aujourd'hui et comment ont-elles commencé ? Il va de soi que la première de ces questions est la meilleure. C'est la moins verbale des trois. Au lieu de faire réfléchir l'enfant à un problème qu'il ne s'est jamais posé (comme font les deux autres questions), elle met le sujet en face d'un fait nouveau, d'une règle inventée par

lui-même, et il est relativement facile de noter les réactions qui en résultent, si inhabile que soit l'enfant à les formuler. Les deux autres questions soulèvent par contre toutes les objections que l'on peut invoquer contre le pur interrogatoire : possibilités de suggestion, de persévération, etc. Nous croyons, malgré tout, ces questions utiles, à titre tout au moins d'indices décelant le respect de la règle, et comme complément des premières.

Or, dès le second stade, c'est-à-dire dès que l'enfant se met à imiter les règles des autres et quel que soit, en pratique, l'égo­centrisme de son jeu, il considère les règles de ce jeu comme sacrées et intangibles : il se refuse à changer les règles du jeu et prétend que toute modification, même acceptée par l'opinion, constituerait une faute.

A vrai dire, ce n'est guère que vers 6 ans que l'on rencontre cette attitude d'une manière nette et explicite. Les enfants de 4 et 5 ans paraissent donc faire exception et semblent consi­dérer les règles avec une certaine désinvolture, qui ressemble, par ses apparences toutes extérieures, au libéralisme des grands. En réalité, nous croyons que l'analogie est superficielle et que les petits, même lorsqu'il n'y paraît pas, sont toujours conservateurs dans le domaine des règles : s'ils acceptent les innovations qu'on leur propose, c'est qu'ils ne se rendent pas compte qu'il y a innovation.

Commençons par l'analyse d'un de ces cas difficiles, la diffi­culté étant d'autant plus grande que l'enfant est plus jeune et par conséquent plus fabulateur :

FAL (5 ans) est du deuxième stade en ce qui concerne la pratique des règles. «  Il y a longtemps, quand on a commencé à bâtir la ville de Neuchâtel, est-ce que les gosses jouaient aux marbres comme tu m'as montré ? - Oui. - Toujours comme ça ? - Oui. - Comment as-tu su, toi, les règles ? - Quand j'étais tout petit, c'est mon frère qui m'a montré. C'est mon papa qui a montré à mon frère. - Et ton papa comment il a su ? - Mon papa a su comme ça. On lui a pas dit. - Com­ment il a su ? - On lui a pas montré I s a Moi je suis plus vieux que ton papa 7 - Non, vous vous êtes jeune. Mon papa, il était déjà né quand on est venu à Neuchatel. Mon papa il est né avant moi. - Dis-moi des gens plus vieux que ton papa. - Mon grand-papa. - Il jouait aussi aux marbres ? - Oui. - Alors on a joué avant ton papa ? - Oui, mais pas aux règles ! [avec conviction]. - Les règles qu'est-ce que ça veut dire ? - [Fal ne connaît pas ce mot, qu'il a entendu un instant avant dans notre bouche, pour la première fois. Mais il s'est rendu compte que c'était une propriété essentielle du jeu de billes : c'est pourquoi il met tant d'énergie à affirmer que son grand-papa ne jouait pas a aux règles n, pour bien marquer combien son papa est supérieur à tout le monde]. - La première fois qu'on a joué, c'est il y a longtemps ? - Oh ! oui. - Comment on a trouvé comment il fallait jouer ? - Eh bien, on a pris des marbres, puis on a fait un carré, puis on a mis les marbres dedans, etc. (il énumère les règles qu'il connaît). - C'est des gosses qui ont trouvé ça ou des grands monsieurs ? - Des grands monsieurs. - Dis-moi qui est né en premier, ton papa ou ton grand-papa ? - Mon papa est né avant mon grand-papa. - Qui est-ce qui a inventé le jeu de marbres ? - Mon papa, il a inventé. - Qui est le plus vieux de tous les gens à Neuchatel ?- Sais pas, moi. - Qui est-ce que tu crois ? - Le Bon Dieu. - Est-ce qu'on savait jouer aux marbres avant ton papa ? - Des autres messieurs jouaient [avant ? en même temps ?]. - De la même manière que ton papa ? - Oui. - Comment ils ont su ? - Ils ont inventé. - Le Bon Dieu où est-ce qu'il est ? - Au ciel. - Il est plus vieux que ton papa ? - Moins vieux » . « Est-ce qu'on pourrait trouver une nouvelle manière de jouer ?- j'sais pas jouer autrement. - Essaie... [Fal ne bouge pas]. Est-ce qu'on ne pourrait pas les mettre comme ça [nous mettons les billes en rond, sans carré] ?- Oh ! oui. - Ce serait juste ?- Oh ! oui. - Aussi juste que le carré ? - Oui. - Ton papa jouait déjà comme ça ou pas ? - Oh! oui. - On pourrait jouer autrement encore ? - Oh! Oui ! »

Nous disposons ensuite les billes en T, nous les mettons sur une boîte d'allumettes, etc. Fal dit qu'il n'a jamais vu faire cela, mais que tout est juste et qu'on peut changer tout ce que l'on voudra. Seulement son papa sait aussi tout cela

Fal est très représentatif des cas dont nous parlions à l'instant. Il est d'accord pour changer toutes les règles établies. Un rond, un T, n'importe quoi va aussi bien que le carré. Il semble donc, au premier abord, que Fat soit proche de ces grands dont nous verrons qu'ils ne croient plus au caractère sacré des règles et adoptent la première convention venue pourvu qu'elle soit reçue. En réalité le cas est tout autre. Quelque fabulateur que soit Fol, il semble ressortir du contexte, dont nous avons tenu à citer la majeure partie, qu'il a un grand respect pour les règles. Il les attribue, en effet, à son papa, ce qui est assez dire qu'il les consi- dère comme s'imposant de droit divin. Notons à ce sujet les curieuses réflexions de Fal sur l'âge de son père, lequel est né avant son grand-papa et est plus vieux que le Bon Dieu ! Ces propos, qui concordent pleinement avec les observations recueil- lies par M. Bovet, semblent indiquer que, en attribuant les règles à son papa, Fal les rend à peu près contemporaines de ce qu'est pour lui le commencement du monde. On a pu voir, d'autre part, la manière caractéristique dont l'enfant conçoit l'invention des règles par son père : ce monsieur les a trouvées, sans qu'on les lui montre ni qu'on lui dise rien, mais, ce qu'il a trouvé, d'autres messieurs ont pu le trouver également. Nous ne croyons pas que ce soit là pur psittacisme. Il faut se garder naturellement de mettre dans ces propos plus de logique qu'ils n'en comportent : ils signifient simplement que les règles sont sacrées et immuables parce que participant de l'autorité pater- nelle. Seulement ce postulat affectif peut se traduire sous la forme d'une sorte de théorie infantile de l'invention et de l'éternité des essences : pour l'enfant, qui ne donne aucun sens précis aux notions d' s avant s et s d'après s, et qui mesure le temps en fonction de ses sentiments immédiats ou profonds, inventer revient pour ainsi dire à découvrir en soi une réalité éternelle et préexistante. Ou, plus simplement, l'enfant n'arrive pas à différencier comme nous l'opération qui consiste à inventer du nouveau et celle qui consiste à se remémorer le passé (d'où le mélange de fabulation et de reproduction exacte qui caractérise ses récits ou sa mémoire). Pour lui, comme pour Platon, la création intellectuelle se confond avec la réminiscence. Que signifie dès lors la tolérance de Fal à l'égard des règles nouvelles que nous lui proposons ? Simplement ceci, que, confiant en la richesse indéfinie des règles du jeu de billes, il s'imagine, dès qu'il est en possession d'une règle nouvelle, qu'il retrouve simplement une règle déjà établie.

Pour comprendre l'attitude de ces enfants du début du deuxième stade - ils répondent tous plus ou moins comme Fal, - il faut se rappeler que, jusque vers 6-7 ans, l'enfant a beaucoup de peine à savoir ce qui vient de lui et ce qui vient d'autrui dans ses propres connaissances. Cela tient d'abord à la difficulté de la rétrospection (voir J. B., chap. IV, § 1) et ensuite au manque d'organisation de la mémoire elle-même. L'enfant est ainsi porté à considérer qu'il a toujours su quelque chose qu'en réalité il vient d'apprendre : nous avons souvent fait l'expérience en donnant à un enfant des renseignements qu'il s'imagine immédiatement après connaître depuis des mois. C'est cette indifférence pour l'avant et l'après, l'ancien et le nouveau, qui explique l'indifférenciation, dont nous parlions à l'instant, entre l'invention et la réminiscence : l'enfant a souvent l'impression que ses inventions, même faites sur le moment, expriment en quelque sorte une vérité éternelle. Dans ces conditions on ne saurait dire que les petits n'ont pas le respect de la règle parce qu'ils acceptent qu'on la change : les innovations ne sont pas pour eux de vraies innovations.

Il s'ajoute à tout cela une curieuse attitude que nous retrou­verons au cours de tout le stade de l'égocentrisme, et qu'on peut comparer aux états de conscience propres à l'inspiration. L'enfant fait à peu près ce qu'il veut dans la pratique des règles. D'autre part, Fal et ses semblables admettent n'importe quel changement dans l'usage établi. Néanmoins tous insistent sur le fait que les règles ont toujours été identiques à ce qu'elles sont maintenant et qu'elles sont dues à l'autorité adulte, en particulier à celle du père. Est-ce contradictoire ? En apparence seulement, mais, si l'on se rappelle la psychologie particulière des enfants de cet âge, pour lesquels la société tient beaucoup plus à un sentiment continu de communion intérieure entre le moi et la parole de l'Aîné ou de l'Adulte qu'a une coopération effective entre les contemporains, la contradiction cesse : comme le mystique qui ne dissocie plus ce qui vient de son Dieu et ce qui provient de lui, le petit enfant ne différencie pas les mouvements de sa fantaisie individuelle des règles imposées d'en haut.

Passons maintenant aux cas francs de ce stade, c'est-à-dire aux enfants hostiles, par respect pour la règle, à toute innovation quelle qu'elle soit :

Il faut citer tout d'abord un enfant de 5 ans 1/2, Leu, dont la réaction a été parmi les plus spontanées que nous ayons recueillies. Leh en était à nous expliquer les règles du jeu, sans que nous l'ayons encore interrogé sur la conscience de la règle, et il venait de commencer à parler, en nous montrant comment on joue de la coche (c'est d'ailleurs à peu près tout ce qu'il savait du jeu), lorsque s'est produit le dialogue qui suit. Nous avons simplement demandé à Leh si tout le monde jouait de la coche, ou si on ne pouvait pas (comme cela se fait en réalité) mettre les grands à la coche et faire jouer les petits de plus près : « Non, a répondu Leh, ce serait pas juste. - Pourquoi pas ? - Parce que le Bon Dieu ferait que le coup du petit pourrait pas arriver aux marbres et que le coup du grand arriverait. Autrement dit, la justice divine est opposée à toute infraction aux règles du jeu de billes, et si l'on favorisait un joueur, même un petit, Dieu lui-même l'empêcherait d'atteindre le carré !

PHA (5 1/2) « On joue toujours comme ça ? - Oui, toujours comme ça. - Pourquoi ? - Parce qu'on pourrait pas jouer autrement. - On ne pourrait pas jouer comme ça [nous disposons les billes en rond, puis en triangle] ?- Oui, mais les gosses ils voudraient pas. - Pourquoi ? - A cause c'est meilleur, les carrés. - Pourquoi c'est meilleur ? - . » Par contre, nous n'obtenons pas grand chose en ce qui concerne les origines du jeu : « Ton papa jouait aux marbres avant que tu sois né ?- Non, jamais, parce que moi j'étais pas encore là I - Mais il a été un enfant comme toi avant que tu sois la ? - J'étais déjà là quand il était comme moi. Il était plus gros. » « Quand est-ce qu'on a commencé jouer aux marbres ? - Quand les autres ont commencé, moi aussi j'ai commencé » On ne saurait mieux que Pha se situer soi-même au centre de l'univers, dans le temps comme dans l'espace ! Cependant, Pha a bien le sentiment que les règles le dominent on ne peut les changer.

Geo (6 ans) nous dit que le jeu de billes a commencée par du monde, par les messieurs de la commune [le conseil municipal, dont on lui aura sans doute parlé à propos de la réfection des rues, ou de la gendarmerie]. - Comment ça ? - C'est venu dans la tête à ces messieurs, et ils ont fait des marbres. - Comment ont-ils su jouer ? - Dans leur tête. Ils ont appris aux gens. Les papas montrent aux petits garçons. - Peut-on jouer autrement que tu m'as montré ? On peut changer le jeu ? - Je crois qu'on peut changer, mais je sais pas comment [Geo fait allusion ici aux variantes déjà existantes]. - N'importe comment ? - Non, il y a pas de jeux n'importe comment. - Pourquoi ? - Parce que le Bon Dieu leur a pas appris [aux conseillers municipaux]. - Essaye de changer le jeu. - [Geo invente alors une disposition qu'il considère comme toute nouvelle et qui consiste à former trois rangées de trois marbres formant un grand carré]. - Il est juste, comme l'autre ? - Non, parce qu'il n'y a que trois lignes de trois. - Est-ce qu'on pourrait toujours jouer comme ça et laisser l'autre jeu de côté ? - Oui, Msieu. - Comment l'as-tu trouvé ce jeu ? - Dans ma tête. - On peut dire alors que les autres jeux ne vont plus et qu'il faut prendre celui-là ? - Oui, Msieu. Il y en a encore d'autres que savent les messieurs de la Commune. - Est-ce qu'ils savent celui-la, que tu as inventé ? - Oui [ !]. - Mais c'est toi qui l'a trouvé ? Tu l'as trouvé dans ta tête, ce jeu ? - Oui, Msieu. - Comment ça ? - Tout d'un coup. C'est le Bon Dieu qui me l'a dit. - Tu sais, j'ai parlé aux messieurs de la Commune. Je crois qu'ils ne connaissent pas ton nouveau jeu. -Ah ! [Geo a l'air consterné]. - Mais je connais des gosses qui ne savent pas encore jouer. Quel jeu faut-il leur apprendre, le tien ou l'autre ? - Celui des messieurs de la Commune. - Pourquoi ? - Parce qu'il est plus beau. - Quand, plus tard, quand tu seras un grand monsieur et que tu auras des moustaches, il n'y aura peut-être plus beaucoup de gosses qui joueront au jeu des messieurs de la Commune. Mais il y aura peut-être beaucoup de gosses qui joueront à ton jeu à toi. Alors lequel sera le plus juste, le tien qu'on jouera le plus, ou celui des messieurs de la Commune qu'on aura presque oublié ? - Celui des messieurs de la Commune. »

On voit combien ce beau cas de Geo confirme ce que nous dirions à propos de Fal : c'est qu'inventer un nouveau jeu revient pour les petits à trouver dans sa tête un jeu déjà classé et prévu par les autorités compétentes. Le jeu qu'invente Geo, il l'attribue à l'inspiration divine elle-même et le suppose déjà connu des messieurs de la Commune e. Dès que nous le détrompons, il sous-estime sa propre invention et se refuse à la considérer comme correcte, même si l'usage vient à la ratifier.

MAR (6 ans), dont nous avons vu au § 3 son comportement dans la pratique des règles, déclare que du temps de son papa, et du temps de Jésus, on jouait comme aujourd'hui. Il se refuse à inventer un jeu nouveau : « J'ai jamais inventé des jeux. » Nous lui proposons alors un jeu nouveau, qui consiste à mettre les billes sur une boîte d'allumettes et à les faire tomber en atteignant la boîte « On peut jouer comme ça ?­ Oui [il joue lui-même et parait s'en amuser]. - Est-ce que ça pourrait devenir un jeu juste, ce jeu ? - Non, parce qu'il est pas la même chose. » Mêmes réactions à propos d'un autre essai.

STOR (7 ans) nous dit qu'avant l'arche de Noé les enfants jouaient déjà aux billes : « Comment jouaient-ils ?- Comme on a joué [ = comme nous avons joué]. - Comment ça a commencé ? - Ils ont acheté des marbres. - Mais comment ont-ils appris ? - Son papa leur a appris. » Stor invente un nouveau jeu, en triangle. Il accorde que ses camarades y joueraient volontiers, « mais pas tous. Pas les grands, les tout grands. - Pourquoi ? - Parce que c'est pas un jeu pour les grands. - Est-ce que c'est un jeu aussi juste que celui que tu m'as montré ? - Non. - Pourquoi ? - Parce que c'est pas un carré. - Et si tout le monde jouait comme ça, même les grands, ce serait juste ? - Non. - Pourquoi ? - Parce que c'est pas un carré ».

Tous ces enfants appartiennent donc, en ce qui concerne la pratique des règles, au stade de l'égocentrisme. On voit assez combien ce résultat est paradoxal. Voici des enfants qui jouent à peu près comme ils l'entendent, en s'inspirant il est vrai de quelques exemples reçus et en observant dans les grandes lignes le schème général du jeu, mais sans se soucier d'obéir dans le détail aux règles qu'ils connaissent, ou qu'ils pourraient connaître avec un peu d'attention, et sans attribuer la moindre importance aux infractions les plus graves qu'il leur arrive de commettre. Bien plus, ces enfants jouent chacun pour soi, sans s'occuper du voisin, sans le contrôler ni être contrôlé par lui, sans même chercher à l'emporter sur lui - « gagner » signifiant simplement réussir pour son propre compte à toucher les billes visées. Or ces mêmes enfants entretiennent, par devers eux, un respect mystique pour la règle : ces règles sont éternelles, dues à l'autorité paternelle, aux messieurs de la Commune et même au Dieu tout-puissant. Il est interdit de les changer, et même si l'opinion entière se ralliait à ce changement, l'opinion aurait tort : le consentement unanime de tous les enfants ne pourrait rien contre la vérité de la Tradition. Quant aux changements apparents, ce ne sont que des compléments de la Révélation première : ainsi Geo (qui est le plus primitif des cas précédents, donc le plus voisin des cas représentés par Fal, et qui confirme ainsi ce que nous disions de ce dernier sujet) croit que la règle inventée par lui est due à une inspiration directe d'origine divine, analogue à l'inspiration dont les e messieurs de la Commune e ont été les premiers bénéficiaires.

En réalité, ce paradoxe est général dans la conduite de l'enfant, et constitue précisément, comme nous le verrons dans la suite de ce volume, le caractère le plus significatif de la morale du stade égocentrique. L'égocentrisme enfantin, loin de constituer une conduite asociale, va toujours de pair avec la contrainte adulte. L'égocentrisme n'est présocial que par rapport à la coopération. Il faut distinguer, dans tous les domaines, deux types de rapports sociaux : la contrainte et la coopération, la première impliquant un élément de respect unilatéral, d'autorité, de prestige ; la seconde un simple échange entre individus égaux. Or l'égocentrisme n'est contradictoire qu'avec la coopération, car seule celle-ci est à même de socialiser réellement l'individu. La contrainte, au contraire, s'allie constamment avec l'égocentrisme enfantin : c'est même parce que l'enfant ne peut établir de contact réellement mutuel entre l'adulte et lui qu'il reste enfermé dans son moi. D'une part, l'enfant a trop vite l'illusion d'un accord là où il ne suit que sa propre fantaisie. D'autre part, l'adulte abuse de sa situation au lieu de chercher l'égalité. En ce qui concerne les règles morales, l'enfant se soumet plus ou moins complètement, en intention, aux règles prescrites, mais celles-ci, restant en quelque sorte extérieures à la conscience du sujet, ne trans- forment pas véritablement sa conduite. C'est pourquoi l'enfant considère la règle comme sacrée, tout en ne la pratiquant pas réellement.

En ce qui concerne le jeu de billes, il n'y a donc aucune contradiction entre la pratique égocentrique du jeu et le respect mystique de la règle. Ce respect est l'indice d'une mentalité façonnée, non pas par la coopération entre égaux, mais par la contrainte adulte. L'enfant, en imitant les règles pratiquées par les plus grands, a l'impression de se soumettre à une loi immuable, par conséquent due à ses parents eux-mêmes. La pression des aînés sur les cadets est donc assimilée, ici comme bien souvent, à la pression adulte. Cette action des aînés est encore contrainte, car la coopération ne peut naître qu'entre égaux. Aussi cette soumission des petits à la règle des grands n'entraîne-t-elle nullement une coopération dans l'action : elle produit simplement une sorte de mystique, de sentiment diffus de participation col­lective, lequel, comme bien des mystiques, va fort bien de pair avec l'égocentrisme. Nous allons voir, en effet, que la coopé­ration entre égaux, non seulement va changer peu à peu l'atti­tude pratique de l'enfant, mais encore, chose essentielle, va faire disparaître cette mystique de l'autorité.

Avant d'en venir la, examinons enfin les sujets de la période terminale du présent stade. Nous n'avons, en effet, trouvé que trois stades en ce qui concerne la conscience de la règle, alors qu'il en existe quatre en égard à la pratique du jeu. Autrement dit, la coopération naissante (à partir de 7-8 ans) ne suffit pas d'emblée à refouler la mystique de l'autorité, et la fin du présent stade (conscience de la règle) chevauche sur la moitié du stade (pratique du jeu) et la coopération :

BEN (IO ans), dont nous avons vu les réponses en ce qui concerne la pratique des règles (3, stade), est encore du second stade au point de vue qui nous occupe maintenant « Est-ce qu'on peut inventer de nouvelles règles ? - Il y en a qui inventent des règles, pour gagner beaucoup plus de marbres. Mais ça ne prend pas toujours. Un type a inventé [tout récemment, dans sa classe] de dire « deux empans » pour se rapprocher [en réalité c'est une règle connue des grands]. Ça n'a pas pris. - Et avec les petits ? - Ça prend avec les petits. - Invente une règle. - Je pourrais pas inventer comme ça. - Mais si ! Je vois bien que tu es plus malin que tu ne dis. - Eh bien ! on dira qu'on n'est pas cuit quand on est dans le carré. - Très bien. Est-ce que ça prendrait ? - Oh ! oui, ils voudraient bien. - Alors on pourrait jouer comme ça ? - Oh ! non, parce que c'est triché. - Mais ils voudraient tous, tes copains, ou pas ? - Oui, ils voudraient tous. - Alors pourquoi c'est triché ? - C'est que j'ai inventé : ce n'est pas une règle ! C'est une règle fausse, parce qu'elle est hors des règles. Une règle juste, c'est une règle qui est dans le jeu. - Comment sait-on qu'elle est juste ? - Les bons joueurs la savent. - Et si les bons joueurs voulaient jouer avec ta règle ? - Ça n'irait pas. Du reste, ils diraient que c'est triché. - Et si tous disaient que la règle est juste, ça irait ? - Ah ! oui, ça irait... Mais c'est une règle fausse ! - Mais si tous disaient qu'elle est juste, comment est-ce qu'on le saurait qu'elle est fausse ? - Parce que quand on est dans le carré, c'est comme dans un jardin avec une barrière : on est enfermé [donc si la cassine reste dans le carré, on est « cuit » !] - Et si on dessinait un carré comme ça [nous dessinons un carré dont l'un des côtés est interrompu, comme une barrière coupée par une porte] ?- II y en a qui le font. Mais c'est pas juste. C'est pour s'amuser, pour patienter. - Pourquoi ? - Parce que le carré devrait être fermé. - Mais s'il y en a qui le font, c'est juste ou pas juste ? - Juste et pas juste. - Pour­quoi juste ? - Juste pour la patience [pour s'amuser]. - Et pourquoi pas juste ? - Parce que le carré devrait être fermé. - Quand tu seras grand, si tout le monde joue comme ça, ce sera juste ou pas ? - Alors ce sera juste, parce que ce sera de nouveaux enfants qui apprennent cette règle. - Et pour toi ? - Ce sera faux. - Et « pour de vrai » ? - Ce sera faux en réalité. » Dans la suite, Ben parvient cependant à admettre que Son papa et son grand-papa jouaient autrement que lui, et que par conséquent les règles peuvent-être modifiées par des enfants. Cela ne l'empêche pas de maintenir son point de vue, selon lequel il existe une vérité intrinsèque de la règle, indépendamment de l'usage.

De tels cas, situés à la limite du second et du troisième stades, sont intéressants comme tous les cas intermédiaires. D'un côté, Ben a déjà appris, grâce à la coopération, l'existence des variations possibles, dans l'emploi des règles. Il sait par conséquent que les règles actuelles sont récentes et dues à des enfants. Mais, d'un autre côté, il croit à une vérité absolue et intrinsèque de la règle. Dira-t-on que la coopération impose donc à cet enfant une mystique de la loi comparable au respect des petits pour les consignes adultes ? Ou bien le respect de Ben pour les règles du jeu est-il un héritage de la contrainte non encore éliminé par la coopération ? La suite de notre analyse va nous montrer que cette seconde interprétation est la bonne : les grands ne croient plus à la valeur intrinsèque des règles et cela dans la mesure où ils apprennent à les pratiquer. Il faut donc considérer l'attitude de Ben comme une survivance des caractères dus à la contrainte.

D'une manière générale; il est parfaitement normal que la coopération naissante - sur le plan de l'action - n'abolisse pas de suite les états psychologiques créés - sur le plan de la pensée - par le complexus égocentrisme x contrainte. La pensée est, en effet, toujours en retard sur l'action et la coopération doit être longtemps pratiquée avant que ses conséquences puissent être mises en pleine lumière par la réflexion. Il y a là un nouvel exemple de la loi de prise de conscience énoncée par Claparède et des « décalages » dont nous avons observés les effets en maints autres domaines (voir J. R., chap. V, § 2, et C. P., 2e partie). Un tel phénomène est d'ailleurs de nature à simplifier le problème de l'égocentrisme dans sa généralité, en nous expliquant pourquoi l'égocentrisme intellectuel est tellement plus résistant que l'égocentrisme en acte. . »

 

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