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Françoise DOLTO

Extrait de "L'EVANGILE AU RISQUE DE LA PSYCHANALYSE "

Editions du Seuil - collection « Point » - Un livre à lire!

(Analyse de la parabole dite du «Bon Samaritain»)

(...Pour le texte de la parabole, voir Lc10,25-37)

F.D. : Voilà une parabole qui m'a frappée! Quand j'étais enfant, je l'entendais pendant les vacances... Je l'écoutais éblouie. Puis Monsieur le curé montait en chaire pour son sermon. Sa prédication donnait à peu près ceci : « Mes bien chers frères, Jésus nous demande d'aimer notre prochain. de nous occuper de toutes les détresses, de donner de notre temps, de notre vie pour les malheu­reux. Ne soyons pas égoïstes, tels ce prêtre et ce lévite qui voient et passent outre. »

G.S. : Et vous n'étiez pas d'accord avec cette expli­cation?

F.D. : Ce curé disait l'inverse de ce que je venais d'en­tendre du texte évangélique. Il massacrait cette para-

bole!

Premièrement, le Christ ne blâme ni le prêtre ni le lévite. Il raconte des faits. Il ne juge pas. Faisons de même!

G.S. : Jésus répond à deux questions. La première que faire pour avoir son « nom inscrit dans les cieux »? Et la seconde : « Qui est mon prochain? »

F.D. : Jésus y répond en racontant une parabole. Sur la route de Jérusalem à Jéricho, voilà un homme attaqué par une bande. Il est dépouillé et laissé à demi mort. Arrive un prêtre puis un lévite, tous deux hommes de Dieu pour les juifs. Ils le voient mais s'en écartent pru- demment.

Un Samaritain passe par là, il est en voyage. Il se pro- mène tout seul, peut-être sifflote-t-il, assis sur sa mon- ture.

Puisque tout à l'heure il va mettre le moribond juste- ment sur « sa propre monture », on peut penser qu'il s'agit d'un négociant qui emmène avec lui un âne ou un mulet pour porter ses marchandises tandis qu'il en monte un second. J'invente peut-être, mais je vois les choses de cette manière.

C'est un Samaritain... Ce n'est pas un intellectuel de gauche pour son époque. Ce n'est pas un « pilier de syna- gogue ». Il fait partie de ces gens qui n'ont pas de quoi se vanter : pas d'église, peu de vertus. Ils sont très près de la nature, ils ne sont pas des hommes « spirituels ». Il est comme il est!

Un homme « matériel », pratique... un commerçant sans doute!

Il voit l'homme abandonné sur le bord de la route. Il s'approche. Il a vu. car il avait l'esprit en alerte : comme tout voyageur de l'époque, il se savait menacé par des truands. Sur le bord de la route, en cet homme allongé et blessé, il se reconnaît. Il aurait pu être celui-là. Il le sera peut-être au prochain voyage.

G.S. : Le prêtre, le lévite ne pouvaient donc pas se reconnaître en cet homme matraqué?

F.D. : Bien sûr que non. On n'attaquait pas ces hommes du Temple pour les détrousser.

Et sans doute que ce Samaritain avait un peu de temps et aussi beaucoup de force de caractère pour aller vers cet homme mis à mal. Il le soigne avec ce qu'il a sous la main : il aseptise avec du vin, il masse avec de l'huile. 111e hisse sur sa monture pour le déposer à la première auberge, où il passe, sans doute, aussi la nuit. Le lendemain, il laisse un peu d'argent à l'aubergiste disant qu'il repassera et paiera l'éventuel surplus.

Il a vu, il a secouru, il a mis ce blessé de la vie entre bonnes mains et il continue son chemin. Il vaque main- tenant à ses affaires personnelles. Il s'en va. Jésus ne dit même pas qu'il salue l'homme qu'il a sauvé!

Il a « perdu » ou « donné)) un peu de son temps en mettant cet homme sur sa propre monture, ce qui signifie symboliquement qu'il le prend en charge corporelle- ment : il le porte, il le materne. Il le paterne aussi, puis- qu'il donne de l'argent, ce qui va permettre au blessé de se remettre à flot.

G.S. : Jésus demande : « Qui s'est comporté comme le prochain de cet homme déshumanisé, réduit à l'impuissance corporelle et sociale, et qui, laissé dans l'état où il était, serait mort sans phrase? »

F.D. : Le légiste de répondre : « Le Samaritain, celui qui a pratiqué la miséricorde envers lui. » « Va et fais de même », ajoute Jésus.

G.S. : C'est-à-dire qu'il faut faire miséricorde, se dévouer, s'occuper des autres comme l'a fait ce Samaritain et comme le disait plus haut votre curé!

F.D. : Ici le Christ ne dit rien de cela.

Qui est le prochain? C'est le Samaritain pour ce pauvre homme battu, volé, dépouillé. C'est le Samaritain qui s'est comporté comme son prochain. Le Christ demande donc au blessé de la route d'aimer ce Samaritain sauveur et de l'aimer comme lui-même.

C'est à celui qui a été sauvé que Jésus enseigne l'amour. Toute sa vie il aimera l'homme dont il a reçu attention, assistance et secours matériels, celui sans qui il ;serait mort. Jamais il ne devra oublier cet homme qui l'a remis en selle.

G.S. : Finalement, le Christ demande de recon­naître toujours une dette vis-à-vis de l'autre, vis- à-vis des « samaritains » de notre vie?

F.D. : Toute notre vie, d'après le Christ, nous avons à reconnaître une dette vis-à-vis de qui nous a épaulés dans un moment où, seuls, nous n'aurions pas pu continuer notre chemin. Que nous le connaissions ou pas, nous sommes en dette vis-à-vis de qui nous secourt dans nos moments de détresse.

G.S. : Nous voilà ainsi éternellement débiteurs, dépendants, esclaves, disons le mot, de qui nous a été de quelque utilité.

F.D. : Non, ni esclaves ni dépendants, librement aimants par gratitude. Le modèle « samaritain » de cet évangile laisse l'autre libre. Il se retire de notre chemin et conti- nue le sien. Cette dette d'amour, de reconnaissance que nous avons envers le connu ou l'inconnu qui nous a aidé, nous ne pouvons la régler qu'en faisant de même avec d'autres.

G.S. : Ainsi les autres à qui nous ferons du bien, que nous dépannerons, nous serviront à régler une dette et à nous donner bonne conscience!

F.D. : Quand tu es « samaritain », dit le Christ, tu dois ignorer et la dette et la reconnaissance.

C'est désintéressé, quand celui qui a accompli un geste généreux n'en a plus aucun souvenir. Il n'a pas à en chas- ser le souvenir. C'est accompli.

C'est un acte de sublimation génitale. C'est comme la mère qui accouche. C'est un acte d'amour. C'est donné. C'est comme dans un coït d'amour, c'est donné.

Mais qui s'en souviendra? L'enfant. Il est en dette d'une vie, en dette de refaire la même chose avec ses enfants ou ses compagnons de vie. Mais non par « devoir », non par « justice ». C'est un courant d'amour. S'il est stoppé c'est la mort.

Combien de fois n'entend-on pas des gens convaincus d'avoir été charitables ou d'avoir donné, reprocher ensuite aux autres de manquer de reconnaissance : « Quand je pense à tous les sacrifices que j'ai faits pour toi..., maintenant tu me laisses..., tu vas dans un autre pays..., tu épouses la fille dont je ne veux pas... », « Quand je pense à tout ce que j'ai fait pour cet homme, et main­tenant 41 m'abandonne. »

Ce n'est pas au « samaritain » que la reconnaissance est directement manifestée. On pense à ce qu'il a fait pour nous, et on agira de même avec un autre.

Si celui qui a été « charitable » garde en lui une exi­gence vis-à-vis de celui qu'il a un jour aidé, s'il en attend de la reconnaissance, il prouve qu'il cherchait à acheter quelqu'un et qu'il n'était donc pas « samari­tain ».

G.S. : Mais aujourd'hui, qui est notre prochain?

F.D. : Notre prochain, c'est tous ceux qui, à l'occasion du destin, se sont trouvés là quand nous avions besoin d'aide, et nous l'ont donnée, sans que nous l'ayons demandée, et qui nous ont secourus sans même en garder le souvenir. Ils nous ont donné de leur plus-value de vitalité. Ils nous ont pris en charge un temps,' en un lieu où leur destin croisait notre chemin.

Notre prochain, c'est le « toi » sans lequel il n'y aurait plus en nous de « moi », dans un moment où, dépouillés de ressources physiques ou morales, nous ne pouvons plus nous paterner ni nous materner nous- mêmes, nous ne pouvions plus nous assister, nous assu­mer, nous soutenir ou nous diriger.

Tous ceux qui, comme des frères et de façon désintéressée. nous ont pris sous leur responsabilité, jus- qu'à la réfection de nos forces, puis nous ont laissés libres d'aller notre chemin, ont été notre « prochain ».

G.S. : Ainsi, notre prochain c'est, non l'homme de bonnes paroles, mais l'homme efficace en actes aux moments de détresse? C'est l'homme simple, « ma- tériel »? C'est l'homme compatissant, anonyme, qui nous a sauvés du désastre?

F.D. : Oui. Le Christ, qui nous raconte cette parabole pour nous enseigner qui est notre prochain, nous indique que ce prochain est notre complémentaire au moment où notre solitude, notre inconsciente détresse, notre inconscient dénuement, seraient, sans lui, impuissance à survivre.

G.S. : Le prochain, le « samaritain » est un homme, dites-vous. On peut considérer aujourd'hui qu'il se montre prochain par l'intermédiaire d'un orga- nisme », d'un syndicat, d'un parti, d'un « Secours catholique », d'un groupement de consommateurs, de parents d'élèves, de conseillers conjugaux, d'Amnesty International...

F. D. : Tout à fait, c'est l'anonyme sauveteur.

G.S. : Maintenant c'est plus difficile de vivre cette « aventure » du Samaritain : il y a la police pour les bandits, il y a Police-secours pour les blessés. Bien des corps constitués ont pris le relais : médecins, psychologues, avocats, politiciens, etc., et me rendent inutile, irresponsable de ce qui arrive à l'autre et... à moi. Je n'ai plus à m'occuper des gisants de la société. Il y a des gens qui sont payés pour cela.

F.D. : C'est vrai, de nos jours, quand un blessé est étendu sur la route, il y a Police-secours. Mais il y a toujours place pour la charité; elle devient alors plus dangereuse.

En effet, celui qui porte secours prend de sérieux risques! Il devra prouver que ce n'est pas lui qui a provoqué l'accident. Il lui faudra du temps, de la force et même plus que cela : en effet, le blessé reconnais­sant en lui la première personne qu'il a vue peut affirmer, en toute bonne foi, que son sauveur est son agresseur.

Dans les lois humaines, il faut un responsable : a priori si quelqu'un s'occupe d'un blessé, c'est qu'il y est pour quelque chose. C'est louche.

De même pour les auto-stoppeurs dont on est respon­sable si on les prend dans sa voiture!

Les humains ont construit des lois qui sont à l'opposé de l'attitude charitable. Ils culpabilisent la charité.

G.S. : Vous seriez d'accord pour qu'il y ait moins d'institutions, moins d'organisations payées?

F. D. : Non. Je crois que, par la contagion de son éthique, la religion chrétienne a permis la création de lois d'assis­tance. Cette organisation sociale est née d'une sentiment de charité, mais maintenant tous les préposés à ces insti­tutions sont payés, leur travail est devenu anonyme et la cordialité qui se manifeste entre le Samaritain et l'homme volé a généralement disparu entre le représen- tant du corps constitué et celui qui est assisté.

G.S. : C'est donc important d'être « ému de compas- sion» comme le Samaritain?

F.D. : C'est cette émotion de compassion qui fait la communication interpsychique entre les hommes. Il y a l'assistance au corps qui requiert de la compétence et qui est payée, et il y a l'émotion qui rend humain. Quand celle-ci vient à manquer c'est parce que le ser- vice devient institution, ou parce que la rencontre n'est pas unique, insolite comme dans la parabole, mais devient une habitude, un « travail alimentaire)) ou un métier passionnant. L'assisté, alors, n'est plus qu'un objet. Il n'y a plus de relation humaine.

G.S. : Revenons au texte de la parabole.

Une fois le blessé de la route remis à l'aubergiste, le Samaritain paie donc pour lui. Il promet de repasser par l'auberge, il versera un supplément si c'est nécessaire. Est-ce une amitié qui est en train de naître?

F.D. : Pas du tout. Je me représente ce Samaritain, comme je l'ai dit, comme un homme d'action à l'esprit positif. Il a vu l'homme blessé comme un autre lui- même et l'a secouru matériellement. Mais il n'aimera pas pour autant toute sa vie l'homme qu'il a secouru. Au bout d'un kilomètre, il a oublié le blessé. Il y pensera sans doute à son retour pour régler l'addition, il en demandera des nouvelles, puis il l'oubliera tout à fait.

Mais celui qui a été secouru, lui, ne devra jamais oublier son sauveur, connu ou inconnu de lui. C'est un commandement tout aussi important que celui d'ai­mer Dieu de tout son coeur, de tout son être.

G.S. : Cette parabole apporte donc un point de vue autre sur les relations des gens entre eux : la reconnaissance, la gratitude vis-à-vis d'inconnus.

F.D. : Il y a plus que cela. Il me semble que cette para­bole apporte deux lumières sur notre manière de vivre.

- D'abord celle de l'amour à vie pour celui qui nous a sauvé alors que nous étions démuni de tout, en état de détresse, abandonné de tous et de nous- même. C'est là la nouveauté de la parabole.

- Ensuite, un exemple de conduite, de façon d'agir. Quand tu as, comme ce Samaritain, un peu de temps et la possibilité matérielle, ne tourne pas le dos à qui tu vois dans la peine.

Quand tu n'es pas occupé à autre chose et que tu as un surplus de vitalité, donne à celui qui, sur ton chemin, est dans le besoin, si tu le peux. Mais n'en fais pas davantage. Ne te détourne pas de ton travail. Ne te détourne pas de ton chemin.

Ne sois pas retenu par celui que tu as sauvé.

Ne sois pas lié par la reconnaissance à manifester à celui qui t'a secouru, mais fais comme il a fait.

Ne sois pas arrêté par le souvenir de celui que tu as pu secourir. Souviens-toi que ta survivance, toi aussi, tu la dois à un autre; aime cet autre en ton coeur, et, quand l'occasion s'en présentera, fais pour un autre comme il a fait pour toi.

Cet étranger, ce Samaritain, a agi en tant que frère d'humanité, anonyme, sans distinction d'origine, de race. de religion ni de classe. Que celui qui s'est res- sourcé grâce à lui et s'est réinséré dans la vie sociale à partir de son geste généreux, fasse de même.

C'est cela, me semble-t-il, la charité que le Christ a voulu apporter en sa Nouvelle Alliance.

G.S. : Le Christ nous donne donc quand même en exemple ce Samaritain : nous avons à nous occuper des autres, à donner de notre vie, de notre temps pour les « malheureux », comme le disait votre curé!

F.D. : La pointe de la parabole c'est d'aimer celui qui a été proche de nous quand nous étions à terre. Ce n'est pas de donner de notre vie, de notre temps, mais de secourir un être humain sans que cela ne nous dérange en rien de nos activités. Rien à perdre, rien à gagner. Et si quelqu'un, un jour, nous a sortis d'un chagrin, d'une dépression, souvenons-nous-en toute notre vie.

G.S. : Tout à l'heure vous parliez de s'occuper des autres « d'une façon désintéressée ». Croyez-vous, psychanalyste, qu'existent l'oubli de soi, le don gra- tuit, le détachement?

F.D. : Le désintéressement n'existe pas chez l'être humain. Même dans l'amour des parents, on ne trouve pas le gra- tuit : ils ne soignent leurs enfants que pour ne pas mourir, eux, parents. Les enfants sont le signe pour eux de moins mourir quand ils mourront. Aimer ses enfants c'est lutter contre sa mort.

Les enfants peuvent partir, ne plus aimer leurs parents... Ce qui compte, c'est qu'ayant tellement profité de l'exemple qui leur a été donné, ces enfants aiment à leur tour, devenus parents, leurs enfants, même si, à leur tour, ces enfants, vis-à-vis d'eux, sont ingrats.

Il n'a jamais été dit dans la Bible d'aimer ses parents. Il y est dit de les honorer 1, de leur donner de quoi vivre dans le dénuement de leur vieillesse.

Qu'il y ait des relations inter-humaines entre parents et enfants comme entre d'autres êtres avec lesquels on a des affinités, très bien. Mais, il n'a jamais été dit nulle part d'aimer ses parents.

On aime le prochain mais il y a des parents qui ne sont pas le prochain de leurs enfants.

G.E. : Là, vous touchez une fibre sensible. On a tellement l'habitude d'imaginer l'amour des parents généreux, bénévole...

F.D. : Le gratuit n'existe pas... sinon pour certaines âmes pieuses ou militantes qui se leurrent.

Manger et boire entraînent uriner et déféquer. C'est la loi. On prend toujours. On paie toujours!

Il y a toujours un échange. Il y a toujours quelque chose qui est pris contre autre chose qui est échangé.

On peut en effet douter du désintéressement du Sama­ritain. Il s'est identifié à l'homme blessé et dépouillé. Or, on n'est pas désintéressé de se voir sous forme de gue­nille.

C'est toujours ainsi que l'on entre en contact avec l'autre : on rencontre soi chez l'autre qui devient notre miroir. C'est à soi-même, narcissiquement projeté, que l'on porte secours. Voilà ce qu'on appelle être désin- téressé.

G.S. : Mais enfin il existe des parents qui, au prix de leur vie, sauvent leur enfant.

F.D. : Bien sûr, les parents sains moralement, comme les animaux nourriciers, iraient au feu pour sauver leurs petits. C'est la loi de la vie des mammifères que nous sommes aussi. Et les gens qui ne sont pas pervers donnent cette assistance quand il s'agit de leurs propres enfants. Ils les sauvent comme ils peuvent du plus grand danger visible et les confient dès que possible au médecin, à l'éducateur plus expert qu'eux.

Même là, il y a projection : c'est réaliser son idéal de mère que de donner sa vie pour son enfant! En sauvant mon enfant, je me sauve aussi en tant que mère.

Pour que nous nous projetions dans un autre, il faut qu'en quelque chose, nous le sentions ou l'imaginions pareil à nous. Mais il ne s'agit pas de se confondre avec l'autre : il a son identité. L'identification donc n'est pas totalement désintéressée puisqu'on se projette et que c'est, pour une part, à soi-même que l'on fait du bien dans l'autre. C'est en ce sens que le Samaritain est « touché de compassion » pour l'autre... pour lui...

os. : Mais le Christ ne nous dit pas de nous faire du bien dans l'autre, il ne nous dit pas de nous ser- vir de l'autre pour nous aimer nous-mêmes! Il dit que c'est lui que l'on rencontre chez l'autre : « Tout ce que vous ferez au plus petit, c'est à moi que vous le ferez. » Ce n'est pas nous que nous trouvons!

F.D. : C'est lui! Il ne nous interdit pas l'identification, puisqu'il nous dit : « Aime ton prochain comme toi- même. » Mais comment pouvons-nous nous aimer alors que si souvent nous nous détestons et que nous proje­tons ce que nous détestons dans les autres? C'est ce qu'ont sans doute fait le prêtre et le lévite.

C'est parce que lui nous aime que nous pouvons nous aimer : par son enseignement, il répare ce que nous avons gardé du souvenir de ce que nos parents n'ont pas aimé en nous, leurs enfants.

Si nous ne faisons pas d'actes généreux parce que nous n'avons pas été éduqués par l'exemple de nos parents à en accomplir, parce que nous n'avons pas été entraînés à avoir cette projection d'amour sur l'autre, Jésus a voulu que nous sachions que c'est à lui que nous le fai­sons dans l'autre moins nanti que nous. Ainsi, il rétablit ceux qui ont eu des parents mal vivants, mal aimants, qui n'ont pas pu ou su les élever, car ils ne faisaient que se projeter en eux, sans pouvoir reconnaître en eux des personnes libres à leur égard.

G.S. : Mais alors, d'après vous, si le lévite et le prêtre avaient supposé que cet homme blessé était soit un autre lévite, soit le fils d'un prêtre de la synagogue, ils ne se seraient pas détournés du mori­bond?

F.D. : Ils lui auraient porté secours avec empressement. Mais en fait, à qui auraient-ils porté secours? A l'un des leurs, à quelqu'un de semblable à eux quant aux titres et quant à certaines valeurs. Ils auraient soigné une victime privilégiée, un homme de leur rang. L'identifica- tion et la projection eussent été possibles.

Le Christ a choisi de citer le Samaritain parce que c'était un homme sans titre, un étranger, un hérétique. Il n'a pas grand-chose à perdre de sa réputation en frayant avec un homme quelconque! Libre du qu'en dira-t-on, il ne considère pas les qualités du blessé mais seulement le fait que c'est un être humain, un spécimen de notre espèce, un inconnu anonyme.

C'est l'exemple de quelqu'un qui n'est pas empêtré de principes ni de suffisance, ne pense pas plus loin que le bout de son nez, qui fait cela naturellement.

Je souligne en passant cette force puisée dans le détachement de sa propre réputation qui est naturelle à ce Samaritain et qui est difficile à atteindre.

G.S. : Finalement, le Christ nous dit de nous sou- cier des autres dans la mesure où cette aide ne nous dérange pas, ne nous fait pas quitter notre place, nos occupations. Si on se force, on finit par se casser ou se pavaner?

F.D. : Pas « dans la mesure »...! Ce Samaritain ne s'est pas détourné de son chemin d'un iota, sa naïve présence agit sans philosophie à la clé, sans bonne conscience à la clé. Il y a un fait, il s'en approche sans artifice, spon- tanément.

Le Christ nous enseigne d'être aussi « nature », sin- cère, aussi peu jaloux de notre bonne action, aussi peu conscient de notre charité que l'a été le Samaritain, avec un détachement qui prouve une disponibilité permanente. Sans prouesse ni glorieux fait d'armes! Il n'en rajoute pas, il est, à la limite, radin. Il fait juste ce qu'il faut. Son agir est efficace.

G.S. : Dans la même ligne, le Christ ne blâme ni le prêtre ni le lévite qui se sont détournés.

F.D. : S'ils font un détour, s'ils évitent de s'approcher de trop près de cet homme qu'ils ont aperçu, c'est peut-être qu'ils n'avaient ni temps ni attention disponibles. C'est peut-être aussi la preuve d'une très grande fragilité de leur personnalité : ils étaient en fait incapables de rendre service au blessé. Ils ont fait ce qu'ils avaient à faire, de leur place à eux. Jésus ne les blâme ni ne les stigmatise.

Il faut savoir s'éprouver! Si nous sommes incapables de rendre service, soyons réalistes pour ne pas le faire, nous le ferions mal.

Si nous devenons assez libres et assez forts, alors nous pourrons aider, sans nous détourner de notre chemin propre.

L'important ici, c'est que le Samaritain, après son acte, n'est parti en rien diminué, en rien augmenté.

G.S. : Ni intérêt ni générosité dans cette histoire; le Samaritain agit selon la nature des choses?

F.D. : Dans ce sens, on pourrait continuer cette para­bole de façon amusante en disant : « Bien sûr, ce Sama­ritain est un commerçant, il remet donc sur pied un futur client! Le lévite et le prêtre, qu'ont-ils à faire d'un homme nu? d'un hors-la-loi peut-être? Ce n'est pas eux qui lui vendront des vêtements... Ce n'est pas lui qui leur donnera des lumières sur les Écritures. »

N'existent pas dans cette histoire l'aspect désintéressé ni la « vertu bénévole » qu'on voudrait y voir.

On peut même imaginer, pourquoi pas? La rencontre sur la place du marché du Samaritain commerçant et de son protégé rétabli. « Ah... c'est bien toi qui étais sur la route? Eh bien qu'est-ce que tu m'achètes aujourd'hui? » C'est-à-dire qu'il a vraiment contribué à récu- pérer un être humain pour la vie des échanges, car, lui, il est resté dans la vie des échanges.

Le Christ nous le donne en exemple parce que c'est un homme qui vit sur le plan des échanges matériels et qui, grâce à cela, est capable aussi de considérer que le corps humain, en tant que tel, indépendamment de ses titres, de sa valeur connue, morale ou sociale, de sa race, est un être de valeur puisque c'est un être d'échanges possibles.

Cela fait partie d'une manière de voir l'humanité dans la vie de relations où toute relation, si matérielle soit- elle, est l'image d'une autre relation, d'une autre alliance annoncée par Jésus : celle de la charité coexistante et présente, quoique invisible, à toute rencontre humaine juste - c'est-à-dire lorsqu'un homme libre se comporte vis-à-vis d'un autre de façon à le rendre encore plus libre.

L'amour vrai ne crée aucune dépendance, aucune allégeance.

G.S. : C'est un commerce : donnant-donnant?

F.D. : C'est un commerce entre personnes physiques dans lequel il n'y a aucun bénéfice matériel. Cela semble être un don, mais en fait c'est un commerce.

G.S. : C'est donc un commerce ou plutôt un troc : je te donne, tu me donnes. Mais de cet échange jaillit autre chose?

F.D. : Je t'ai donné et tu ne m'as rien rendu. Je n'en ai pas eu de bénéfice. Mais toi, tu as eu le bénéfice de savoir que tu es aimé, que tu as été aimé et que tu aimes. Alors jaillit un lien nouveau de nouvelle alliance, une « alliance » d'amour entre les êtres sans bénéfice commercial.

Le Samaritain a donné sans rien recevoir en retour et le blessé pourra en faire autant avec d'autres.

« Va et fais de même », dit Jésus. « Aime ton prochain comme toi-même », c'est-à-dire : « N'oublie jamais cette plus-value de vitalité dont ton prochain t'a fait don, sans s'appauvrir lui-même. En passant, il t'a permis de reprendre, debout, ton chemin. »

G.S. : L'accomplissement de soi par une plus-value qui a débordé du prochain, qui a agi et rayonné sur ceux qui sont dans le dénuement, c'est le rapport pur de tout commerce, même si le prochain, comme on l'a dit, s'est projeté dans la personne démunie, notre psychisme ne nous permettant pas de ren­contrer l'autre autrement.

F.D. : Rayonner sans être appauvri, c'est le don juste dont sont capables seulement les êtres qui ont le coeur libre et ouvert.

C'est aussi une métaphore, dans la vie adulte, de l'amour chaste et secourable des parents pour les petits d'hommes alors que ceux-ci sont dans leur naturelle impuissance corporelle.

G.S. : Vous conviendrez que beaucoup de parents se sacrifient pour leurs enfants et que leur vie de parents n'est pas facile. Combien de parents, com- bien, ont dû peiner pour donner à l'autre du mieux- être?

F.D. : S'ils sont vraiment parents, ils agissent ainsi sans parader, sans même avoir le sentiment qu'ils font un sacrifice : ils ne peuvent vraiment pas faire autrement!

Leur attitude serait pervertie si, ayant accompli leur désir de parents, ils demandaient à leurs enfants d'avoir de la reconnaissance. Les parents ont donné l'exemple; aux enfants, devenus parents, de faire de même à l'égard de leurs enfants.

G.S. : En résumé, ne pourrait-on pas dire : dans les rencontres que nous avons, notre centre est dans l'autre? Plus l'autre est notre cour, plus juste sera notre échange?

F.D. : On pourrait dire aussi : « Notre âme, c'est l'autre.)) Chacun pris individuellement ne peut rien connaître de son âme. Jamais nous ne saurons si nous avons une âme. L'âme que nous sentons confusément, le vibrant point focal ultime de notre supposée identité, bref, l'âme que nous « avons », est dans l'autre. Sinon il n'y aurait même pas de parole ni de communication.

Si la participation mystérieuse à l'être à laquelle « je » prétends n'était pas venue d'un autre - père, mère, pour commencer -, puis entretenue et reconduite par des compagnons de route, je ne participerais plus à l'être.

G.S. : Vous voulez dire que si « je » suis muré en moi, si « je » n'essaie de coïncider qu'avec moi-même, « je » perds l'être, « je » dessèche dans la suffisance?

F.D. : Chacun veut sauver sa petite âme, son petit avoir, alors que ce que nous avons c'est l'autre. « Qui veut sau­ver son âme, la perdra, a dit le Christ, et qui la perdra, la sauvera. »

Alors pourquoi parler d'âme à sauver? Mots insensés, étrangers au message de la Nouvelle Alliance et étran­gers à la psychologie la plus élémentaire.

Cette manie de sauver son âme a correspondu à un moment de l'Église où elle fut, pourrait-on dire, condam­née par la philosophie d'une époque. Celle où le philo­sophe disait : « Je pense donc je suis. » Autre parole insensée et morte!

En effet, je ne peux penser qu'avec les mots d'autrui. Dans le temps et dans l'espace, il y a la rencontre d'un être vivant et des paroles reçues des autres qu'il assemble et répète pour lui-même. Mais de qui a-t-il pris son existence, de qui a-t-il appris à vivre? Face à qui dit-il « je »? Où est « je » qui pense?

On devrait dire : « Ça pense et moi l'exprime. » Si je te sais m'entendre, je me sais parlant. Sans toi je n'ai pas d'existence. Mais l'existence n'est pas tout de l'être, l'existence n'en est qu'un phénomène perceptible.

L'existence d'un homme n'est-elle pas l'ombre de l'Être? Et ce que nous appelons notre âme n'est-ce pas notre lumineux et invisible fétiche identitaire?

G.S. : Tout ceci revient à dire aussi que l'autre qui nous reconnaît frère d'humanité est notre miroir humanisant...

F.D. : Oui, et c'est vrai, mais il en a toujours été ainsi. Tous les échanges entre les humains sont fondés sur ce processus interrelationnel que vous nommez miroir. La psychanalyse, avec Freud qui l'a découvert comme essen- tiel à la structure psychique, en a éclairé les effets dans l'inconscient, et Lacan a renouvelé l'intelligence que nous pouvons avoir de ce processus majeur dans le dévelop- pement de l'être humain à la quête de son identité, mais aussi toujours en dette à l'autre, source et occasion de sa culpabilité subie ou déniée, car son image est altérée ou déformée, inadmissible telle que l'autre, son miroir men- teur, la lui renvoie. Et s'il s'y perçoit désirable, c'est de désespoir ou d'ivresse qu'il en périt, tel Narcisse dans une stérile étreinte jouissive et mortifère à la fois.

G.S. : Et pourtant, c'est dans le miroir que l'autre est pour nous que nous prenons sens de notre exis- tence. Et le Samaritain pas plus qu'un autre n'y échappe. Il se reconnaît dans le voyageur mis à mal, c'est pour cela qu'il le réconforte.

F.D. : Sans doute, sans doute, mais il n'en attend rien. Il est libre de tout préjugé intellectuel, moral ou social... Alors l'autre peut s'y retrouver.., et rester libre après cet acte de compassion sans lequel il serait mort. Cette histoire, pourtant si simple, n'est pas du tout banale.

Reprenons, si vous le voulez bien, tout ce dont le miroir dans autrui est responsable dans notre développe- ment et nos échanges, nos processus de communication.

L'enfant qui se mire dans ses aînés est suscité à se développer à leur image. Il construit son identité progressivement par des identifications successives. Caïn et Abel, déjà, c'est une histoire de miroir, mais laissons cela, ce n'est pas notre propos. Se mirant dans ses parents, après qu'il s'est découvert sexué, l'enfant brigue de jouer le rôle de l'adulte de son sexe qu'il aime vis-à-vis de l'adulte de l'autre sexe aimé de lui. Ainsi apparaît entre l'enfant et ses parents le conflit qu'en psychanalyse on nomme, depuis Freud, le complexe d'OEdipe et sa crise résolutoire du fait de l'angoisse liée à la rivalité meur­trière dont l'enfant se croit menacé dans son désir inces­tueux. En renonçant à ce désir incestueux, il découvre la richesse des liens chastes d'aimance et de soutien avec ceux de sa parenté. L'identité s'affirme par l'abandon du miroir magique des identifications stérilisantes à la vie et au désir des autres. Il entre dans le système des échanges.

L'enfant qui, dans la douleur, a rompu avec sa pensée magique qui le faisait s'imaginer participant de la sup­posée toute-puissance du géniteur de son sexe (qu'il suf­fisait d'écarter pour jouir de ses prérogatives auprès de son géniteur de l'autre sexe qui, l'aimant, ne pouvait donc que le désirer) choirait dans la déréliction si l'exis­tence de la loi de la prohibition de l'inceste pour tous ne venait à son secours. Elle lui révèle en effet que père et mère, humains de toutes races, étaient comme lui - à la différence des animaux - soumis à cette loi universelle. Quittant alors ses rêves d'enfance, accueilli par la société, initié à ses lois, il se découvre droits et devoirs en miroir avec les autres de sa classe d'âge et de son sexe. Avec la nubilité, initié au travail qui lui permet de conquérir sa subsistance, il se cherche compagne ou compagnon de vie pour le désir charnel et l'accomplissement de sa géni­tude dans la fécondité avec l'autre (ou les autres) nécessaire(s) à l'accomplissement de son oeuvre de chair et à l'éducation de ses enfants. Sa descendance. Le miroir à nouveau dans ces rencontres et dans sa descendance lui sera piège. car toujours le désir en s'accomplissant demande son plaisir. La chair et le coeur sont exigeants et l'être humain est jaloux de son identité fétichique tissée à son corps. Il se piège à l'image de son désir, qui se veut désir de l'autre, assuré contre la mort et sa déchéance; il se piège dans la reconnaissance de ceux qu'il aime et qu'il veut s'attacher. Il fuit ceux qui lui rendent une image peu flatteuse de lui et ceux qui, s'il s'identifiait à eux, feraient déchoir l'image qu'il veut garder de lui et donner à voir aux autres.

Ce tableau que je viens de brosser rapidement recouvre tous les comportements humains, mais ce processus psychologique du miroir de nous-mêmes dans l'autre ne suffit pas à comprendre ce qui est spécifique dans cette parabole initiatrice à la Nouvelle Alliance de Dieu avec les hommes, que Jésus révélait sur le fond de l'an- cienne alliance - qu'il n'abolissait d'ailleurs pas, mais qu'il transcendait. Le miroir n'est pas aboli, il reste le ressort des agissements de ce monde, celui des sens. Mais Jésus nous révèle au-delà du royaume de ce monde (celui des mirages et des apparences), celui de la vérité.

La nouvelle alliance entre les hommes, issue de la Nouvelle Alliance entre Dieu et les hommes, dépasse les conditionnements de sexe, d'âge, de race, d'éthique comportementale des échanges ordonnés par la loi. Celle-ci, édictée par les chefs politiques reconnus tels, est nécessaire à l'ordre d'une société temporelle. Cette Nouvelle Alliance concerne tous les êtres humains, quels que soient leur niveau de développement et leur langage, leur ethnie. C'est une alliance d'amour en vérité, une alliance spirituelle, où tous, devant Dieu, sont égaux.

G.S. : Que voulez-vous dire? Celui que Jésus nous donne en exemple pour y reconnaître notre pro­chain, celui que nous avons à aimer toute notre vie comme nous-même s'est bien comporté en miroir ré-humanisant pour celui qu'il a . secouru? Non?

F.D. : Oui, certes, et il a contribué à ce que, corps et âme réunis à nouveau chez le blessé, celui-ci reprenne sa route, son destin qui, sans son intervention, se serait arrêté dans le fossé où ses attaquants l'avaient laissé pour mort.

Mais, là où est la nouveauté, à la limite choquante et révolutionnaire pour les juifs à qui il parle, c'est qu'un Samaritain n'est pas un modèle recommandable pour les juifs croyants. Et, autre nouveauté, il n'attend rien en retour, ce Samaritain, homme de commerce, de la part de celui qu'il a sauvé. Il ne sait même pas qui il est. Un voyageur comme lui. C'est tout. Quant à son geste, si opérationnel et efficace qu'il soit, il est peu spectaculaire. Je le disais radin, ce Samaritain; c'est vrai, deux deniers donnés à l'aubergiste auquel il confie le blessé, ce n'est pas beaucoup; pas assez sans doute, puisqu'il lui dit qu'il le dédommagera du surplus si les soins lui coûtent davan­tage.

En conséquence, de cette générosité chiche, celui qu'il a sauvé devra l'aimer toute sa vie comme lui-même! Or il ne le connaît même pas. Et s'il apprend de l'aubergiste la qualité de son sauveur, elle est piètre! Un quelconque Samaritain qui passait par là, un « pas bien vu », un « pas bien généreux », un impie, un haï des juifs. L'aimer toute sa vie, n'est-ce pas une parabole scandaleuse?

G.S. : Et pour vous c'est important pour la Nou- velle Alliance?

F.D. : Oui, et pour la bonne nouvelle qu'est cette Nouvelle Alliance. Vis-à-vis du mystère de la création, de leur exis- tence précaire inaugurée dans la faiblesse de l'enfance et menacée à plus ou moins brève échéance par l'inexorable mort, les humains ont depuis toujours tenté de pallier leur impuissance par l'imaginaire espoir d'amadouer ces puissances magiques qui président au destin des hommes. Offrandes et sacrifices de biens acquis par le travail, d'une partie des richesses nécessaires à leur sécurité, d'une partie de leur temps donnée à la prière, glorifications et suppliques sont ainsi adressés aux forces mystérieuses qui se manifestent dans la nature, et qu'ils nomment leurs dieux. Tels les adultes tout-puissants de leur petite enfance, ces derniers dieux ne sont pas soumis aux mêmes conditions que les humains; ils cherchent à plaire aux dieux et à se les rendre favorables : nouveau compor- tement infantile, comme à l'égard de leurs parents lors- qu'ils dépendaient totalement d'eux. S'ils sont malades, éprouvés, paumés, c'est que les dieux sont fâchés contre eux, qu'ils les punissent ou les abandonnent aux dangers, en réponse à leurs transgressions; ou bien c'est qu'ils n'ont pas assez trimé, payé de leur personne, pour ama- douer leur courroux, pour leur plaire et acheter leurs faveurs.

Au temps de Jésus, ceux qui, depuis Moïse, croyaient en un Dieu unique duquel ils avaient reçu des lois de comportement individuel et social (concernant droits et devoirs entre eux et ce Dieu, entre enfants et parents, entre époux, entre adultes, le savoir du tien et du mien, des possessions terriennes, le savoir du plaisir permis ou non) projetaient leur semblance sur l'image comporte­mentale de ce Dieu unique, puissant, possessif, créateur, maître d'un peuple marqué dans sa chair de son appar­tenance à lui (comme l'était le cheptel à la marque de son propriétaire). Ce Dieu dans la crainte duquel tout juif devait vivre, était aussi bon à ses heures (les pères les plus sévères ne le sont-ils pas?), mais c'était un Dieu jaloux et vengeur.

Les prophètes qui parlaient en son nom annonçaient ses foudres en châtiment des faiblesses et des transgres­sions des lois religieuses et sociales. Les juifs projetaient sur ce Dieu les sentiments qu'ils nourrissaient à l'égard de ceux qui ne leur donnaient pas satisfaction ou à l'égard de leurs pères lorsque, enfants, ils se dérobaient à l'autorité absolue. Celle-ci n'était-elle pas de droit divin aussi? Et sa parole, vérité? Les humbles, les faibles ont toujours dû se soumettre aux plus forts, à ceux qui sont bien vus de Dieu ou qui, référant leur autorité et leur pouvoir à lui, imposent aux petits et aux humbles leur loi, souvent scélérate, au nom de ce Dieu qui, puisqu'ils sont forts, justifie leur comportement. Ceux qu'ils frappent d'indignité n'ont donc que ce qu'ils ont mérité. On ne doit plus commercer avec eux. Exclus de la communauté sont les transgresseurs. Soustraits de cette communauté ceux qui, sans le savoir peut-être eux-mêmes ou sans que les autres le sachent, ont dénié la loi ou désobéi. S'ils sont faibles, malades, stériles, pauvres, éprouvés, c'est parce qu'ils ont péché. Quant aux autres, les étrangers qui ne s'entendent pas sur ce langage, qui ne reconnaissent pas ce Dieu, ou qui en servent d'autres, ce sont les ennemis ou, s'il faut bien les admettre, parfois commercer avec eux, pas de « fraternisation », pas de concubinage, pas de mariage, pas de métissage et, dans les conflits, pas de pitié. « Chiens », « gentils », « impies », méconnaissant le Dieu d'Israël, ils sont méconnus de lui. Impurs, ils sont interdits d'amour.

Loi naturelle et loi judaïque, voilà ce que cette parabole vient transcender d'une façon radicale, sans pour cela l'annuler (lisez bien : le prêtre n'est pas blâmé de s'écar- ter ni le lévite de passer son chemin).

Une petite histoire qui n'a l'air de rien et qui révèle dorénavant aux hommes la chaîne subtile de l'amour qui nouvellement les relie à jamais, tous fils d'hommes et de femmes, participant à l'amour vivifiant, inextinguible et inconditionnel, la Nouvelle Alliance de Dieu et de son peuple. La nouvelle alliance des hommes entre eux.

G.S. : C'est une histoire qui va très loin en nos coeurs.

F.D. : Reste toujours vrai ce qui déjà l'était avant Jésus et le restera tant qu'il y aura des hommes, le fait psycho- logique que, reconnu un jour, une heure, un instant par un être humain comme un être humain à son image, nous l'aimons et il est notre âme. Il est vrai aussi que, rencon- trant un petit, un démuni, un esseulé et le reconnaissant semblable à nous, nous lui donnons âme en l'aimant. Cela n'est pas dénié par la parabole du Samaritain. Mais elle, elle va beaucoup plus loin.

G.S. : Au-delà du miroir, au-delà de l'âme liée à notre identité?

F.D. : Oui, bien au-delà. Elle nous révèle le royaume de Dieu, où le désir n'est plus lié à notre âme à sauver ou à perdre, liée elle-même au destin de notre corps temporel et spatial et à sa connaissance égarée ou réfléchie dans le regard d'un autre où nous mirer. Cette parabole nous révèle de l'amour sa vérité agissante, hors de toutes les apparences, et dégagée tout autant du sentiment esthé­tique de la séduction (valeur du désir en notre monde), que du plaisir-récompense ou de la douleur-punition de la faute (erreur du désir).

Cette parabole nous dit que si, humilié, dépouillé, vaincu au combat de la vie et de la mort, abattu par la souffrance, ayant perdu la face, de notre fait ou du fait des autres, livré alors dans la solitaire détresse aux forces naturelles décohésives de notre être, un autre reconnais­sant en nous sa semblance, nous a par sa présence et son efficacité agissante rendu visage et dignité humaine parmi les hommes, celui-là, quel qu'il soit, c'est notre prochain, aimons-le comme nous-même.

G.S. : Cela ne veut pas dire que nous devions rester attaché à sa personne, ni lui à nous, ni nous recon­naître en lui.

F.D.: Jésus dit : « Va et fais de même. » En souvenance de lui, agissons envers les autres par amour pour lui, comme il l'a fait pour nous. Ces autres, à leur tour, ne sont pas obligés à notre égard, car c'est nous qui sommes leurs obligés d'avoir pu grâce à eux agir notre amour.

Eux, libres de leur vie, agiront à leur tour comme nous avons agi à leur égard. C'est la liberté des enfants de Dieu qui ne connaît plus faute ni péché, mais l'amour vivant au-delà de toutes les séparations (fût-ce la mort du corps), au-delà des valeurs connues du désir, de ses pièges, de ses jouissances partagées et complices, de ses épreuves mutilantes. Cet amour transcende masques et miroirs, mensonges et certitudes de ce monde, pour nous conduire, d'expériences en expériences, d'actes en actes d'amour, à son inconnaissable source.

Tel est, me semble-t-il, le message révolutionnaire et initiatique de la parabole du bon Samaritain.

« L'Evangile au risque de la psychanalyse » - Françoise Dolto (interrogée par Gérard Séverin) - Editions du Seuil - collection « Point » - tome 1 - p146 à 174