La salle

" …Qu'on s'imagine nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et se regardant les uns et les autres avec douleur et sans espérances, attendent à leur tour. C'est l'image de la condition des hommes… " Blaise Pascal - " Pensées "

 

Là où j'arrivais, le taux de microbe par unité de volume est sans concurrence. C'est comme une odeur, une aura qui éclaire les bâtiments et les gens d'une mystérieuse lumière et qui impose silence et angoisses aux visiteurs.
Microbes, microbes… ils y sont tous, de la grippe à la tuberculose, du staphylocoque au tréponème pâle et ces centaines d'autres germes à peine connus puisqu'ils ne représentent un danger que pour les immunodéprimés auxquels le lieu est dédié.
C'était un monastère bouddhiste au départ mais par quelques aléas de son histoire le monastère est devenu un mouroir, un endroit où l'on jette les épaves vivantes, pourries déjà, dont personne ne veut plus entendre parler. De "monastique " il n'y a plus que le supérieur et quelques moines, pour la plupart séropositifs et plus ou moins valides, assignés aux offices d'obsèques. Le "monastère " ressemble maintenant à un gentil village de vacances fait de petites maisonnettes centrées non sur un temple mais sur une grande pièce où l'on souffre et où l'on rend l'âme une a deux fois par jour en moyenne. En général, lorsqu'on rentre dans cette pièce, c'est pour mourir dans les jours qui suivent mais tout le monde peut se tromper n'est-ce pas ? Les maisonnettes sont donc là pour ceux qui survivent… Partie remise ; le mouroir les ravalera tôt ou tard.

Pour les entrants, passer le seuil est déjà en soi un risque. Ceux qui meurent le jour de leur arrivée, si ce n'est pour raisons psychologiques, meurent du front septique contre laquelle la chair qui leur reste va s'éclater comme contre un mur. Mais, j'insiste sur ce point, le choc psychologique peut suffire. Lorsque le malade arrive, il passe d'abord devant le stock de soixante-dix cercueils vides placés devant l'entrée, à gauche (on l'a déplacé depuis)… Les cercueils en activité sont à main droite. Ils attendent d'être transférés au crématoire (la camionnette passe deux fois par jour), puis on voit des squelettes en train de mourir, puis… Vous comprendrez que dans ces cliquetis d'os, les malades sensibles… J'ai donc vu quelques malades mourir non pas dans les heures qui suivaient leur arrivée mais dans les premières minutes ! Je me souviens de l'un d'eux, encore dans la chaise roulante, parlant encore vaguement, qui a fait un arrêt cardiaque avant même d'atteindre ce qui aurait été son lit. Et d'un autre à qui l'infirmière faisait un massage cardiaque tant elle assumait difficilement qu'à peine couché sur un lit, devant toute la famille qui l'amenait, il trépasse sans crier gare.

La mort vient comme les vagues de la mer. Elle efface des corps comme ces châteaux de sable qui résistent un peu encore. Certains sont pris par surprise, d'autres l'attendaient depuis longtemps (mais pourquoi alors luttent-ils encore ?).
Il y a des semaines pendant lesquelles personne ne meurt, même pas ceux qui devraient mourir. Il y a eu des jours où ils étaient sept, huit ou neuf à rendre l'âme.
C'est un mort un jour, deux le lendemain, quatre le jour suivant, puis quatre encore, puis deux, puis un, puis le calme quelques jours… Cette semaine-là, le tiers de la salle nous a quitté, mais la salle compte plus de malades que le premier jour parce qu'ils n'arrêtent pas de venir pour mourir, aussi par vagues.

Ils ont tous les symptômes, tous vous dis-je. Ils n'ont qu'une chose en commun, le visa d'entrée en quelque sorte : le certificat issu d'un laboratoire agréé prouvant qu'ils ont bien contracté le sida. Ils sont jeunes : entre vingt et trente cinq ans pour la toute grande majorité.

***

Mort douce, mort brutale, mort douloureuse, mort triste… et presque toujours, mort injuste. Mort d'avoir mal aimé, mort d'avoir trop fait confiance, mort d'ignorance ou, trop souvent, mort simplement pour avoir obéis au devoir conjugal. Tous mort d'une maladie de l'amour… Et pourtant, en général, ces malades meurent seuls. Un sur dix, pas plus, reçoit de la visite parfois… Il y a plus de jeunes hommes que de jeunes femmes qui viennent mourir parce que, croit-on (et je le crois aussi), ce sont plus les hommes que les femmes qui trahissent les liens conjugaux. Ils sont donc les premiers contaminés… Leurs épouses suivront. On les attend pour plus tard.

Les mise en bière vont vite. On lave le cadavre sommairement, on bouche tous ses trous avec beaucoup d'ouate, on lui met des habits propres, puis on le met dans une caisse prise au hasard dans le stock. Dans la caisse, le mort a un petit oreiller neuf et un linceul en toile brute. Lorsqu'on ferme le cercueil, le cadavre est encore bien chaud de ses fièvres et autres malheurs.
Je me souviens de la question anxieuse d'une mère alors que je rentrais l'ouate dans son fils qui venait à peine de rendre son dernier souffle:

- Vous êtes sûr qu'il est bien mort?

J'allais un peu trop vite, oui, trop vite… C'est que, même après quatre mois de travail sur le terrain, je restais nerveux en trop de circonstances.

Une volontaire française qui était là elle aussi depuis plusieurs mois m'appelle parce qu'un malade qu'elle aime bien tourne de l'œil. Plus grand chose à faire. Mais comme il souffrait encore, j'allais quand même remplir une seringue et revenais pour injecter un médicament. Lorsque la Française a voulu tourner le corps du malade pour me permettre de faire mon travail, il ne l'a pas supporté et a tout simplement succombé du mouvement… On était tous deux fort mal à l'aise d'offrir ce spectacle affligeant aux autres alités attentifs. On a aussitôt commencé la mise en bière pour tourner la page au plus vite.
La Française a sorti comme la maman de tout à l'heure:

- T'es bien sûr qu'il est mort au moins ?

Et moi, lamentable, de répondre :

- T'inquiète pas… S'il se réveille, il crachera le boulet d'ouate, ça fera " pop ", comme un bouchon de Champagne, et celui d'en face…

On a été tous les deux pris d'un fou rire ridicule, obscène…
Le rire a été coupé net lorsque nous nous sommes rendu compte qu'un journaliste japonais, caché un peu plus loin, filmait la scène !

Oui, nerveux, trop nerveux… malgré des mois d'expérience.

 

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paul yves wery - aidspreventionpro@gmail.com

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